Courses - Élevage / 27.09.2016

Pierre Talvard, une folie raisonnée

Pierre Talvard, une folie raisonnée

La meilleure pouliche de 3ans sur le mile est née sur les terres du haras du Cadran, dans l’Orne. Pierre Talvard a créé cette structure de toutes pièces il y a quatre décennies. Quarante-huit heures après le succès de Qemah dans le Prix Rothschild, nous l’avons rencontré et il s’est raconté, des premières années de galère jusqu’à cet accomplissement de sa vie d’éleveur.

Les larmes de Pierre Talvard… De Royal Ascot à Deauville, des Coronation Stakes au Prix Rothschild. Les larmes pour les victoires de Qemah XX (Danehill Dancer), qu’il a élevée en association avec Jean Cottin. Nous l’avons d’abord interrogé sur cette émotion qui l’a manifestement submergé. « Pourquoi ces larmes ? Parce que cela fait quarante ans que je rêve de cela… Que je travaille dur pour y arriver. Parce que je pensais que c’était inaccessible. Parce que je croyais que ce genre de victoires, c’était réservé aux grands éleveurs ! »

Pierre Talvard  a créé son haras du Cadran de toutes pièces. Il avait une vingtaine d’années et pas un sou de côté. Il se rappelle : « J’ai toujours aimé les chevaux. La beauté de l’animal. Mes parents n’étaient pas du tout issus de ce milieu, mais nous allions en vacances en Camargue. J’ai commencé à travailler dans une manade mais j’ai vite compris qu’il n’y aurait pas de débouchés. J’ai assez vite laissé tomber les études. Enfin, disons qu’elles m’ont laissé tomber, et j’ai atterri dans le haras de monsieur de Gigou. J’y suis resté cinq ans, avant de partir pour le haras de Préaux de monsieur Lucas. J’y ai encore passé cinq années comme responsable. Puis j’ai décidé de m’installer. J’ai acheté pour un million de francs une ancienne clinique vétérinaire qui appartenait à monsieur Dumaije, le notaire le plus important de Vimoutiers. C’est lui qui a convaincu la banque de me prêter de l’argent. Il voulait vendre au plus vite ! Il y avait 18 hectares. Pas de boxes, même pas de maison. Nous habitions une caravane. J’ai construit les écuries avant la maison. Nous avons beaucoup, beaucoup "galéré" pendant trente ans. Mais nous avons toujours élevé des gagnants régulièrement. Les clients sont arrivés petit à petit… Je dirais que les choses sont devenues plus faciles depuis dix ans. Et évidemment, depuis des chevaux comme the Grey Gatsby ou Qemah, c’est encore plus facile. »

Photo : La victoire de Qemah dans le Prix Rothschild

Rester en bons termes avec son banquier. L’homme est désormais à la tête d’un haras de 300 hectares, où vivent 80 juments et leur descendance. Il présente chaque année une quarantaine de yearlings aux différentes ventes Arqana. Mais ce qui le fait vibrer, c’est la compétition. « S’il n’y avait que moi, je les garderais tous, enfin presque tous ! Je vends pour des raisons économiques, pour rester en bons termes avec mon banquier. » Il conserve ainsi certains de ses élèves à l’entraînement. « J’en ai une qui doit débuter dans le Prix des Marettes. C’est mon rêve de gagner cette course ! Si c’est raisonnable de garder des chevaux à l’entraînement ? Évidemment que non. Mais c’est mon plaisir, ma danseuse. Et puis cela m’oblige à aller sur les hippodromes… »

Pierre Talvard travaille depuis toujours avec la famille Lerner. Une histoire qui dure depuis plus de trente ans… « Je ne pourrais pas travailler avec quelqu’un d’autre. Nous avons la même notion de l’argent. Je dois savoir très vite la vérité. Je ne peux pas me permettre d’attendre des mois et des mois et payer des pensions pour rien. Oui, avec Carlos, cela fait plus de trente ans que cela dure et je ne l’ai jamais trompé ! »

Photo : Avec Carlos et Yann Lerner

Une stratégie pragmatique. La richesse du Cadran, ce sont ses juments. Sur les quatre-vingts poulinières du haras, quarante-sept appartiennent à Pierre Talvard en association avec des partenaires. « Ces associations, c’est un choix financier bien sûr. Je répartis ainsi les risques, et cela me permet aussi d’avoir des rentrées d’argent. Mon rêve, ce serait d’avoir des morceaux de cent juments ! Je choisis les personnes avec lesquelles je m’associe. À côté de cela, j’ai des juments qui appartiennent à des clients. Jean-Claude Seroul me fait confiance depuis longtemps. Il y a aussi Gérard Laboureau, l’écurie La Boétie, monsieur Klein… J’ai aussi longtemps travaillé avec Malcom Parrish avant qu’il ne décide d’arrêter l’élevage. »

Tous les ans, c’est le même casse-tête. Avant de penser aux croisements, il faut renouveler la jumenterie. « Je fais la liste de mes juments. Je choisis celles dont je dois me séparer. Quatre par an généralement. Et j’en achète le même nombre. Pour cela, je vais partout. À Deauville bien sûr, à Goffs et aussi à Keeneland. J’adore aller là-bas. Ce sont mes vacances. J’y achète des pedigrees européens exclusivement. D’abord parce qu’ils sont meilleur marché, ensuite parce que le sang américain ne fonctionne pas ici. » Pierre Talvard peut aussi se séparer de ses meilleures juments quand une offre ne peut pas être refusée. C’est ainsi que Kartica a été vendue à la famille Yoshida. « Elle est encore au haras, pleine de Gleneagles, mais elle partira au Japon en 2017. »

Photo : Aux ventes, mais dans la catégorie acheteurs

La genèse de Qemah. Quand il veut une jument, Pierre Talvard ne se fixe pas de limites. « Ce sont les performances qui priment sur le reste, même si j’aime qu’il y ait un minimum de famille… Vous vous souvenez, il y a deux ans j’avais acheté une jument 260.000 euros ! Une fille de Manureva, pleine d’Acclamation. C’était presque un coup de folie. Mais son yearling est magnifique. Il passe en août. Je crois que je vais me refaire sur ce coup-là ! » Pour Kartica, la mère de Qemah, Pierre Talvard avait aussi donné quelques cheveux blancs à son banquier. Cent vingt mille euros pour cette fille de Rainbow Quest, placée de Groupe. « Je m’en souviens comme si c’était hier. La jument appartenait à Claudio Marzocco et je regardais Paul Nataf qui la défendait. J’ai cru qu’il ne s’arrêterait jamais ! Philippe Demercastel m’avait dit que si elle n’avait pas eu de problèmes, elle aurait "performé" au niveau Gr1. Finalement, 120.000 euros, pour une fille du super père de mères qu’est Rainbow Quest, et avec les performances qu’elle avait, ce n’était pas si cher. » Croisée à Danehill Dancer, Kartica donnera Qemah.

On en arrive aux croisements. « Très franchement, je ne me souviens plus des raisons exactes, mais je voulais absolument la croiser avec Danehill Dancer, qui n’était déjà plus très fertile à l’époque. Danehill Dancer a commencé à un tarif très bas et a tout de suite produit, même avec le tout venant... Comme Le Havre. C’est le signe que ce sont des étalons améliorateurs. Les croisements, j’y pense toute la journée. De la mi-septembre jusqu’à fin janvier, où je me dis qu’il faut que j’arrête ma décision. »

Photo : Qemah lorsqu’elle était foal

Se fixer des limites. Pierre Talvard n’hésite pas à envoyer ses juments à l’étranger. Cinquante-cinq d’entre elles sont parties en Irlande. Avec une limite : ne pas dépasser 60.000 euros de prix de saillie. « Je vais beaucoup en Irlande, c’est vrai, mais je suis aussi allé à des étalons basés en France, à Intello, Charm Spirit, Makfi, Siyouni. Le renouveau du parc étalon français est une réalité. » Ses critères de choix des pères sont bien établis : « J’essaie sans cesse d’apporter de la vitesse. Je veux des étalons qui ont "performé" sur le mile, et de préférence qui ont couru et gagné à 2ans. Vitesse et précocité. Parce que c’est ce que les gens veulent. Les propriétaires ne veulent pas attendre le mois de juin de l’année de 3ans pour voir débuter leur cheval. L’idéal, c’est un 2ans qui dure, évidemment. »  

Jadis, le Cadran a accueilli quelques étalons, mais Pierre Talvard le dit maintenant avec fermeté : « Avoir un étalon, cela peut mener à la perte d’un haras. Parce que l’on se sent obligé de l’utiliser avec les juments. Et s’il s’avère qu’il n’est pas bon, la dégringolade de l’élevage peut aller très vite… Je dis ça et j’ai acheté mon premier étalon tout seul, à 22 ou 23 ans, en allant en Irlande. J’ai ramené Stay for Lunch au haras. C’était un fils de Forli, le propre frère de Home Guard, donc ce n’était pas si mal. Je l’ai syndiqué sans difficulté. Mais Home Guard est arrivé en France l’année suivante… Bref. Stay for Lunch m’a quand même donné Maria Jesse, la première gagnante de Gr1 élevée au haras. Mais a posteriori, je sais bien que c’était une connerie. Et puis je ne suis pas fait pour vendre des saillies… Je ne sais pas comment ils font ! Non, on peut le dire, je ne suis pas un grand commercial.  »

Photo : Védeux en route vers sa victoire dans le Prix du Bois (Gr3)

De la place et des habitudes. S’il n’a pas de recette secrète pour fabriquer des gagnants, Pierre Talvard a cependant quelques principes auxquels il ne déroge pas. « D’abord, je veux que les chevaux soient toujours beaux, toujours sur une courbe ascendante, qu’ils ne décrochent jamais. Ils sont rentrés tous les soirs. Ce sont des animaux d’habitude. Il ne faut pas les changer de leur routine, à l’élevage comme à l’entraînement. Et puis il faut de la place. Chez moi, on est très loin du surpâturage. Enfin, il faut qu’ils se sentent bien. Quand vous voyez des chevaux à la barrière de leur paddock, c’est mauvais signe. Je veux qu’ils soient bien dispersés dans la pâture… » On fait souvent l’éloge des terres neuves pour l’élevage des chevaux, mais l’homme du Cadran ne semble pas accorder beaucoup de crédit à cette idée largement répandue. « Quant à la qualité de l’herbe, je n’y crois pas trop. De nos jours, on peut pallier toutes les carences avec les compléments. »

Une aventure possible en 2016 ? Lorsqu’on lui pose la question de la possibilité de la création, en 2016, d’un haras dans les conditions où le Cadran a vu le jour voici quatre décennies, Pierre Talvard explique : « Si j’ai été capable de le faire, un jeune un peu fou doit aussi pouvoir le faire ! Ce qui a changé par rapport à l’époque où j’ai commencé, c’est le prix des juments. Il a beaucoup augmenté depuis environ cinq ans. C’est d’ailleurs la force des Yoshida ou de Coolmore, qui se sont constitué une jumenterie d’exception, car ils n’ont jamais cessé d’acheter depuis des décennies. Il faut accepter d’investir pour acheter des juments. Mais en cherchant bien, malgré l’augmentation des prix, on peut encore trouver. »

Photo : Jean Cottin, coéleveur de Qemah

Jean Cottin, l’autre éleveur de Qemah. Jean Cottin (Scea Bissons) est le coéleveur de Qemah. Fait rarissime, il a élevé des lauréats au niveau Gr1 en plat et au trot. Chez les trotteurs, ses élèves portent l’affixe "du Goutier", comme Scipion du Goutier (lauréat de six Grs1) ou Onyx du Goutier (Prix de l’Étoile, Gr1). Pierre Talvard nous a expliqué : « J’ai rencontré Jean Cottin il y a une vingtaine d’années. Il m’avait demandé de récupérer pendant six ou sept mois ses poulinières pur-sang. Moi, cela m’arrangeait financièrement… Nous avons toujours gardé de bonnes relations, et il y a sept ou huit ans, je lui ai proposé d'investir ensemble sur quelques juments. Il m’a laissé carte blanche : sur le choix des juments, le choix des croisements, le devenir des produits… C’est quelqu’un de très droit, très franc, et quand il vous accorde sa confiance, il le fait à fond. Actuellement, nous avons cinq juments en association. Il a beaucoup plus de trotteurs que de galopeurs, car il pense qu’il n’a pas les moyens de réussir à haut niveau avec les pur-sang, mais je veux lui prouver le contraire ! » Au galop, les meilleurs élèves de Jean Cottin – seul ou en association – sont Qemah, Zvarkhova (troisième des Prix Finlande et Delahante, Ls), Vally Jem (deuxième du Prix Corrida, Gr2), GM Hopkins (lauréat de Listed sur le mile à Ascot), Much Faster (Prix Robert Papin, Gr2, deuxième du "Morny", Gr1) et Quartz Jem (deuxième des Prix Denisy et Scaramouche, Ls).

Photo : La victoire de The Grey Gatsby dans le Prix du Jockey Club

Les meilleurs chevaux élevés ou coélevés par Pierre Talvard (*)

Qemah (Danehill Dancer) - Coronation Stakes & Prix Rothschild (Grs1)

Ghost Buster's (Pampabird) - 2e Prix du Jockey Club (Gr1)

Maria Jesse (Stay for Lunch) - Santa Ana Handicap (Gr1)

Madame est Sortie (Longleat) - Prix Pénélope (Gr3)

Horse Flash (Stay for Lunch) - 3e Prix d’Arenberg (Gr3)

Deskaheh (Bluebird) - 2e Prix Vanteaux (Gr3)

Védeux (Elusive City) - Prix du Bois (Gr3) & 3e Prix Robert Papin (Gr2)

Mercalle (Kaldoun) - Prix du Cadran (Gr1) & 3e Prix Minerve (Gr3)

Lady Deauville (Fasliyev) - Lando Trophy (Gr3)

Excilly (Excellent Art) - 2e Cape Verdi Stakes (Gr2)

Don’t Be Shy (Trempolino) - Prix Amadou (Gr2)

Carilo (Dubai Destination) - 3e du Prix Cambacérès (Gr1)

Bitwood (Touching Wood) - Grand Prix d'Automne (Gr1)

Topkar (Arokar) - Prix Amadou (Gr2) & Grand Prix d'Automne (Gr1)

 

Les meilleurs chevaux élevés pour des clients au haras du Cadran (*)

The Grey Gatsby (Mastercraftsman) - Prix du Jockey Club & Irish Champion Stakes (Grs1)

Gentoo (Loup Solitaire) - Prix Royal Oak & du Cadran (Grs1)

Rjwa (Muhtathir) - 3e Prix de Diane & 2e Prix Saint-Alary (Grs1)

Gris de Gris (Slickly) - Prix du Muguet (Gr2) & Prix Edmond Blanc (Gr3) x 2

Rising Colours (Rusticaro) - Prix Quincey (Gr3)

Chinandega (Chichicastenango) - Prix des Réservoirs (Gr3)

Flavin (Pomellato) - Grand Prix de la Valée de Nice (Gr3)

Victoria Regina (Mastercraftsman) - Premio Elena & Sergio Cumani (Gr3)

 

(*) Listes non exhaustives