Craig Bernick : « Le turf ne va cesser de prendre l’ampleur aux États-Unis »

International / 19.12.2019

Craig Bernick : « Le turf ne va cesser de prendre l’ampleur aux États-Unis »

Personnalité des courses américaines, Craig Bernick va commencer à élever en France à partir de 2020, notamment en association avec le haras d’Étreham. L’homme de Glen Hill Farm, également très actif sur le plan de le politique des courses aux États-Unis, nous a expliqué pourquoi.

Par Adrien Cugnasse

Glen Hill Farm a été fondé en Floride dans les années 1960 par Leonard Lavin, le grand-père de Craig Bernick, lequel dirige ce haras à l’heure actuelle. Ce grand industriel du secteur cosmétique était le propriétaire de Relaunch (In Reality), devenu un étalon important (présent dans le pedigree de Tiznow, Ghostzapper, City Zip…). Alors que les courses étaient un hobby pour Leonard Lavin, Craig Bernick a décidé d’en faire une activité économique à part entière il y une dizaine d’années. Glen Hill Farm a particulièrement réussi dans la production de chevaux de gazon comme Marketing Mix (Rodeo Drive Stakes & Gamely Stakes, Grs1), Chiropractor (Hollywood Derby, Gr1), Chicago Style (Hollywood Turf Cup Stakes, Gr2), Caribou Club (Connaught Cup Stakes & Seabiscuit Handicap, Grs2)… Craig Bernick est par ailleurs porteur de parts de nombreux étalons, souvent basés à Hill' N' Dale Farm (comme Curlin, Kitten’s Joy, Kantharos, Violence, Good Magic, Flintshire…)

Jour de Galop. – Quel type de mères avez-vous décidé de stationner en France ?

Craig Bernick. – Nous avons acquis chez Arqana une pouliche issue de l’élevage Wertheimer avec le haras d’Étreham, Arthuria (Camelot). Elle sera saillie par Le Havre (Noverre). Nous avons aussi basé en France Good Business (Speightstown) et elle va aller à Wootton Bassett (Iffraaj). C’est une petite-fille de Macoumba (Mr. Prospector), lauréate du Prix Marcel Boussac (Gr1) et élevée par Étreham. Je suis aussi un associé minoritaire sur d’autres chevaux actuellement à l’élevage ou à l’entraînement en France, la plupart avec des pedigrees européens. C’est par exemple le cas de Magic Attitude (Galileo) qui est black type à 2ans et qui aborde la saison 2020 avec des options intéressantes. Nous commençons doucement dans votre pays et l’année 2020 sera notre première année d’élevage en France.

En Irlande, nous avons plusieurs juments dotées de pedigrees européens, à une exception près.

Concernant leur production, tout dépendra de ce qu’elle montre en piste. Si certains laissent entrevoir un profil particulièrement adapté pour réussir aux États-Unis, alors il sera intéressant de leur faire traverser l’Atlantique. En particulier pour ceux qui ont débuté leur carrière en France, votre pays apparaissant comme une rampe de lancement idéal pour réussir en Amérique. Mais autant que possible, je préfère qu’ils réussissent en Europe, en particulier au niveau black type, avant d’envisager une exportation. Il est clair que les primes et allocations sont beaucoup plus incitatives en France qu’en Angleterre. Les champs de course et les centres d’entraînement français sont remarquables. Mais mes connaissances sont trop restreintes pour avoir une opinion constructive sur la filière française.

Ce n’est pas courant, pour des éleveurs américains, de stationner des juments en Europe. Pourquoi un tel choix ?

Une bonne partie des meilleurs chevaux de turf trouve ses racines en Europe et pour nous, c’est une manière de donner toutes leurs chances à nos juments orientées vers le gazon. Je fréquente les ventes d’élevage européennes, à Newmarket comme à Deauville, depuis très longtemps. L’étape suivante était donc de prendre part à ce marché, en élevant et en vendant ici.

Pourtant, vu d’Europe, le marché américain semble plus solide et plus profond…

Même si les courses de gazon gagnent du terrain chaque saison aux États-Unis, même si les opportunités au niveau black type sont nombreuses sur cette surface, même si nous avons de remarquables étalons… les chevaux de turf ne sont pas encore valorisés par le marché à la hauteur des opportunités qu’ils représentent. Les acheteurs vont encore aujourd’hui aux ventes avec l’intention d’investir dans des chevaux nés pour le dirt. Et peu d’Européens viennent aux États-Unis acheter des yearlings de gazon. Il y a des pinhookers bien sûr, et quelques courtiers qui viennent dénicher dans le Kentucky des chevaux pour l’Europe, mais cela représente un volume peu important. La différence de prix, de valorisation… reste encore et toujours réelle. Étant donné que nous avons une proportion notable de pedigrees de gazon dans notre effectif, l’Europe faisait sens pour élever. Nous espérons que ces chevaux seront appréciés à leur juste valeur ici, dans un marché qui offre beaucoup d’opportunités.

Regardez Almanzor (Wootton Bassett), élevé au haras d’Étreham, où il est revenu faire la monte après avoir fait carrière sous l’entraînement de Jean-Claude Rouget. La moyenne de ses premiers foals est incroyable, au-delà de 100.000 €.

Un étalon de gazon ne peut pas rencontrer un tel succès commercial aux États-Unis avant d’avoir des gagnants, même avec des chevaux de haut niveau dotés de grands pedigrees comme Flintshire (Dansili) ou Noble Mission (Galileo).

Que pensez-vous de l’évolution des courses sur gazon aux États-Unis ?

De manière indiscutable, le niveau de la compétition n’a cessé de progresser ces dernières années. Sur 1.600m ou 1.800m, il est désormais très difficile pour les chevaux européens de venir battre les américains sur leur terrain. Il y a cinq ou dix ans, aux États-Unis, on n’essayait sur le gazon que ceux qui avaient échoués sur le dirt. À présent, un certain nombre d’entraîneurs n’ont plus peur d’orienter la carrière d’un bon 2ans sur le programme de turf. C’est le cas de Chad Brown, Arnaud Delacour, Christophe Clément, Richard Mandella, Brad Cox… et bien d’autres. Ils sont tous adeptes du gazon, où ils savent saisir ces opportunités. Surtout que les lignées américaines qui réussissent sur les deux surfaces sont nombreuses. Tout le monde regrette la disparition de Scat Daddy (Johannesburg). Mais c’est aussi le cas de Kitten’s Joy (El Prado), Medaglia d’Oro (El Prado)… Et un certain nombre d’étalons labellisés dirt peuvent réussir sur le gazon lorsqu’ils sont croisés avec les bonnes juments.

Parmi les autres éléments qui ont favorisé l’élévation du niveau américain, il faut noter les nombreuses importations européennes. Ce n’est pas évident d’expliquer précisément pourquoi, mais les chevaux achetés en France semblent connaître un taux de réussite bien plus élevés que les autres achats européens aux États-Unis. Peut-être que le changement de vitesse nécessaire en France permet de mieux s’adapter aux courses américaines.

Quoi qu’il en soit, les chevaux entraînés en Europe ont de plus en plus de mal à battre ceux entraînés aux États-Unis sur le gazon américain. Il y a une décennie, la domination des entraîneurs européens était totale sur les belles épreuves d’Arlington, de Belmont, de Californie…

Dans beaucoup de nos champs de course, qui sont ovales, la piste en gazon se situe à l’intérieur de celle en dirt et elle est de taille relativement modeste. Si bien que cela limite le nombre de courses que l’on peut y organiser. Nous ne pouvons pas bouger la corde comme sur certaines immenses pistes européennes pour en limiter l’usure. Nos chevaux sont entraînés sur l’hippodrome et sur la piste en dirt, même ceux qui courent sur le gazon.

Mais compte tenu du fait que cette surface est plus sûre, qu’elle génère moins d’accidents, le turf ne va cesser de prendre l’ampleur dans les décennies à venir. Les statistiques au niveau de l’accidentologie sont nettes. Et si vous suivez les courses américaines au quotidien, une simple lecture de la liste des partants est éloquente : les épreuves sur le gazon sont plus faciles à remplir que leur équivalent sur le dirt. Même si le marché n’apporte pas encore toute sa reconnaissance aux chevaux de gazon, je remarque que de très bons éleveurs américains anticipent cette évolution.

Pendant une période, il semblait évident que l’Europe et les États-Unis suivaient des directions très différentes. Et puis soudainement, les produits de Scat Daddy ont remis l’Amérique au gout du jour. Pensez-vous que cette influence américaine va aller en grandissant dans les pedigrees européens ?

Oui je le pense. Surtout que les illustrations de cette influence sont déjà bien courantes. Prenons par exemple la génération née en 2013. Le champion des 2ans fut Air Force Blue (War Front) et celui des 3ans Almanzor. Ils sont tous les deux issus de mères par Maria’s Mon (Wavering Monarch), un véritable étalon de dirt américain, comme toute sa lignée paternelle. Maria’s Mon est d’ailleurs le seul sire à avoir donné deux lauréats du Kentucky Derby sur les deux dernières décennies.

Coolmore a toujours fait confiance aux lignées américaines. Et c’est par exemple le cas avec No Nay Never (Scat Daddy) et Caravaggio (Scat Daddy), qui font la monte en Europe après avoir gagné au niveau Gr1 sur ce continent.

Il y a beaucoup d’étalons intéressants qui apparaissent dans le stud-book américain comme Dynaformer (Roberto), Speightstown (Gone West)… ce sont des chevaux qui représentent des alternatives intéressantes à Danehill (Danzig) et Sadler’s Wells (Northern Dancer).

Et n’oublions pas qu’à une époque finalement assez récente, les étalons stationnés aux États-Unis excellaient en Europe. Ce fut notamment le cas de Riverman (Never Bend), Lyphard (Northern Dancer), Blushing Groom (Red God), Danzig (Northern Dancer), Mr Prospector (Raise a Native), Roberto (Hail to Reason), Red Ransom (Roberto)…

Vous êtes l’un des membres de la Thoroughbred Idea Foundation, une organisation à but non lucratif qui a pour objectif « d’améliorer l’expérience hippique de toutes les parties prenantes, mais tout particulièrement celle des parieurs et des propriétaires, à travers l’échange, l’identification et la promotion d’idées fiables et basées sur l’étude de données. » Chaque semaine, un bulletin est diffusé pour faire avancer le débat sur les grands sujets qui animent la filière. Quels sont vos objectifs ?

Nous avons commencé en 2018 en essayant de réfléchir autour de la nécessité d’uniformiser les questions de médication. Nous militons pour que les États-Unis s’approchent autant que possible des règles en vigueur ailleurs dans le monde. C’est un énorme problème sur lequel notre filière bute depuis des décennies. Chaque État édicte ses propres règles. Et chaque votant détient le même pouvoir, qu’il investisse 10 millions de dollars par an dans la filière ou qu’il soit propriétaire de 5 % d’un cheval acheté 10.000 $. Dès lors, il est très difficile de convaincre tout le monde.

Nous travaillons sur d’autres sujets, comme la modernisation de notre sport, les technologies, la mise à disposition des données pour les parieurs et les entrepreneurs, les règles en cas de gêne… l’ensemble constitue des axes d’amélioration pour notre sport aux États-Unis.

Vous êtes aussi très impliqué dans la reconversion des chevaux de course…

Pour de nombreuses raisons, ce sujet est crucial. Pour que les courses existent, il faut que la société approuve cette activité. Et si nous ne nous occupons pas de reconvertir ceux qui sont exclus de notre filière, nous allons perdre cette approbation sociale.

Nous avons l’image d’un sport de millionnaires qui débarquent en jet privé et achètent des chevaux sans penser aux conséquences.

Certes les courses sont une activité économique, mais cette dernière ne peut pas exister sans tenir compte de la perception du public américain.

Néanmoins, je dois avouer que les efforts consentis ont été considérables et probablement sans équivalent ailleurs dans le monde. La filière américaine de reconversion est très avancée et, en dix ans, beaucoup a été réalisé. Il ne faut cependant pas relâcher nos efforts. Nous devons trouver plus d’argent et reconvertir toujours plus de chevaux.