LA GRANDE INTERVIEW : Bertrand Lestrade : « En steeple, je n’ai pas le souvenir d’être allé aussi vite dans une phase finale ! »

Courses / 21.10.2020

LA GRANDE INTERVIEW : Bertrand Lestrade : « En steeple, je n’ai pas le souvenir d’être allé aussi vite dans une phase finale ! »

Par Christopher Galmiche

Vingt-quatre heures après avoir remporté son deuxième Grand Steeple-Chase de Paris (Gr1) avec Docteur de Ballon (Doctor Dino), Bertrand Lestrade nous fait revivre sa grande victoire.

Jour de Galop. – Comment allez-vous suite à votre chute avec Dakota de Beaufai dans le Prix Roger Soulange-Bodin, une heure après votre triomphe dans le Grand Steeple ?

Bertrand Lestrade. – Les radios ont révélé une fracture de la clavicule. J’avais déjà connu pareille mésaventure il y a cinq ans. Je vais me faire opérer jeudi à Toulouse, grâce à l’aide du professeur Carrié. Avant le coup, si ça se passe bien, je devrais être de retour mercredi prochain à Auteuil !

Comment avez-vous vécu cette journée, un peu particulière puisque vainqueur du Grand Steeple-Chase de Paris avec Docteur de Ballon, puis accidenté une heure plus tard ?

J’ai eu de la chance ! Si la chute m’était arrivée quelques heures auparavant, je n’aurais malheureusement pas pu courir le Grand Steeple et remporter ce fabuleux Gr1. Avec l’expérience, les hauts et les bas traversés depuis le début de ma carrière, cette clavicule cassée n’a en rien entaché la beauté de mon succès, contrairement à la disparition de Dakota de Beaufai, qui elle, m’a beaucoup affecté. Au final, hormis cette chute, cette journée restera inoubliable. Le Grand Steeple s’est déroulé comme dans un rêve. Je m’étais imaginé un scénario avant la course et celui-ci s’est déroulé à merveille. On sait que, dans ces courses-là, il faut que tout soit bien huilé, que l’on ait le facteur réussite avec soi. Cela a été le cas pour moi. Avec un peu moins de chance, je n’aurais pu éviter Bipolaire lors de sa chute au gros open-ditch, je serais tombé à mon tour, et on n’aurait jamais gagné ce monument de l’obstacle !

À quel moment, dans le parcours, avez-vous pensez que vous alliez pouvoir gagner ?

Durant toute la course ! J’ai vraiment eu un parcours parfait. Je me suis concentré pour que "Docteur" passe bien le rail-ditch, sans effort, sans le bousculer, car c’est un cheval qui a besoin de prendre son temps, de venir au pied pour bien sauter. Une fois le juge de paix derrière nous, j’ai mis mon cheval devant moi. Il a répondu magnifiquement et il a avalé le moyen open-ditch par un bond majestueux. À ce moment-là, je ne suis pas si loin des leaders. Connaissant sa pointe de vitesse finale, je pense que ça va le faire mais je continue de suivre notre scénario à la lettre. Je patiente, patiente, et patiente encore. Le temps me paraît long, mais tellement bon car je sais que j’en ai plein les mains. Après la double barrière, Docteur accélère, se met à plat ventre et arrive sur la "der" à une vitesse folle avant de placer son accélération dévastatrice.

Docteur de Ballon a placé l’accélération fulgurante qu’on lui connaît. Est-il le steeple-chaser le plus rapide que vous ayez monté ?

J’ai monté de nombreux cracks, des gagnants de Gr1, mais en steeple, je n’ai pas le souvenir d’être allé aussi vite dans une phase finale ! Lors du sprint, Docteur s’abaisse de cinq ou dix centimètres, la tête par terre, et donne littéralement l’impression de rentrer dans le sol. Pour finir, j’allais vite, très vite même. D’ailleurs, on a pu voir que je ne me suis même pas relevé, tellement la dernière haie arrivait vitesse grand "V". Après coup, je me suis dit ne pas avoir vu la dernière ligne droite passée. Docteur est un petit cheval très bien fait physiquement, très vivant, à l’écoute de son cavalier. Contrairement aux apparences, il n’est pas allant, juste réveillé, tonique. Dessus, je savais que dès que j’allais l’actionner, il allait répondre de suite. Le seul danger aurait finalement été de perdre son sang-froid, de voir le poteau trop tôt…

Louisa Carberry nous a dit qu’entre Compiègne et le Grand Steeple, vous aviez changé des choses dans votre manière d’appréhender le cheval. Quels sont ces détails que vous avez modifiés ?

Avant la course de Compiègne, je n’avais sauté Docteur de Ballon qu’une fois, lors d’un petit tour sur les haies de Senonnes, très tranquillement. Pour sa rentrée en haies, à Compiègne, l’optique était de ne faire que la ligne droite pour l’avancer en condition physique. Durant le parcours, j’avais le cheval presque un peu trop off. Après la haie du tournant, j’ai changé ma cravache de main, et comme il est tellement vivant et expressif, il a pensé que c’était le moment d’enclencher. On connaît la suite, il fait une faute sur l’obstacle, je passe par la fenêtre et les inquiétudes naissent pour le Grand Steeple.

Heureusement, Docteur est un cheval très agile qui ne tombe jamais. Il éjecte ses partenaires en commettant une petite faute, mais ne va jamais au tapis. C’est d’ailleurs ce que m’avait fait remarquer Phil [Carberry, ndlr] quand nous étions allés le sauter à Maisons-Laffitte. De cette chute, j’ai appris une chose essentielle. Docteur, il ne faut surtout pas le laisser s’endormir, jamais. Dans le Grand Steeple, avant de glisser en dernière position, je l’ai fait démarrer avec les autres, dans les chevaux, pour qu’il sente le parfum de la course, qu’il soit sur le qui-vive. Au final, et c’est facile à dire après coup, cette malheureuse chute à Compiègne aura peut-être été un mal pour un bien…

Comment vous êtes-vous retrouvé sur Docteur de Ballon ?

Felix de Giles devait être pris pour monter Ébonite. Docteur de Ballon se retrouvait sans jockey. Je me suis alors rapproché de Louisa et Phil. Ils ont pris le temps de la réflexion puis m’ont officiellement annoncé début août que j’étais le jockey attitré de Docteur pour le second semestre. Après la chute à Compiègne, j’ai eu Phil au téléphone. Dans mon for intérieur, je pensais ne pas être au rattrapage. Quand d’autres auraient pu vouloir changer les plans, Phil m’a demandé si je voulais bien le remonter ! Cela m’a vraiment touché de voir le respect témoigné à mon égard. Ils m’ont conservé alors que Felix était finalement devenu libre après l’accident mortel d’Ébonite. La classe, tout simplement !

Votre année 2020 a ressemblé à de vraies montagnes russes. Au printemps, votre collaboration avec Guillaume Macaire s’est arrêtée. Il a fallu se refaire une clientèle en tant que jockey free-lance. Et là, vous gagnez le Grand Steeple. Comment avez-vous fait pour rebondir aussi vite ?

J’ai été un peu pris de court. Une semaine après le restart du mois de mai, ma collaboration avec monsieur Macaire s’est arrêtée de façon brutale. On se sent seul. On se dit que l’on a une vraie montagne à gravir. Comme tout sportif, je me suis remis en question. J’ai retroussé mes manches et commencé à me déplacer pour sauter le matin. Je me suis remis sur le marché car n’y étant plus depuis cinq ans, j’appréhendais la réaction des professionnels. J’ai été agréablement surpris du nombre d’entraîneurs qui ont répondu favorablement à mes sollicitations. Je n’ai pas hésité à monter en haies, en steeple, en cross, au fin fond de la France comme sur les grands hippodromes. Petit à petit, on gagne une course, puis une autre et une autre et la confiance revient. C’est un métier de présence. La forme appelle la forme. À côté de cela, c’est un équilibre de vie, que ce soit familial, avec ma femme et mes enfants, ou professionnel, avec une hygiène de vie, du sport, etc. On met tout ça dans la marmite et on continue d’entretenir le feu. Dimanche a finalement été la plus belle des récompenses. Lors de l’arrêt de la collaboration avec monsieur Macaire, si on m’avait dit que j’allais gagner le Grand Steeple-Chase de Paris au mois d’octobre, je n’y aurai pas cru… Mais grâce à Docteur et la famille Carberry, ce rêve est devenu réalité.

Comment vous organisez-vous ? Travaillez-vous régulièrement avec François Nicolle ?

Quand je suis à Royan et qu’il n’y a pas de courses, je vais sortir des lots chez monsieur Nicolle. Après, j’essaye de combiner des séances de sauts selon les courses et ma clientèle. Je suis jockey libre et j’essaye de travailler pour un maximum de personnes et de gagner un maximum de courses. À partir de janvier, je travaillerai avec mon ancien agent [Giovanni Laplace, ndlr].

Allez-vous vous rendre à Pau et Cagnes cet hiver ?

J’espère ! J’ai eu la chance de retravailler immédiatement avec monsieur Viel lorsque je suis revenu sur le marché. Nous avons une sorte de contrat moral et je vais sauter régulièrement ses pensionnaires, chez lui, à Senonnes. Habitué du meeting de Cagnes-sur-Mer, j’espère que nous réaliserons conjointement un grand hiver azuréen. Pour Pau, tout devrait bien se passer. J’y ai souvent une grande réussite et ne doute pas que la cuvée 2020-2021 sera aussi goûteuse que les précédentes.

Quand on est habitué, comme vous, à monter les chevaux de Guillaume Macaire, qui sont réglés d’une certaine manière, est-ce difficile de se réhabituer à monter des chevaux mis différemment ?

Cela aurait pu être le cas si je n’avais pas eu une expérience de jockey free-lance il y a quelques années déjà. Celle-ci m’avait déjà fait voir plusieurs manières de travailler. Contrairement à la première fois, l’expérience aidant, je n’ai pas senti le fait de devoir me réadapter, bien au contraire.

Quels sont vos objectifs pour le reste de la saison 2020 ?

Je suis encore en reconstruction. Comptablement, il est envisageable de penser à une cravache de bronze. Cependant, ma chute de dimanche rappelle que tout peut s’arrêter brusquement. Ma fracture de la clavicule ne va normalement pas trop me freiner, me faisant perdre une dizaine de jours. Quand j’ai démarré fin juin, je me suis dit qu’un top-cinq serait déjà très bien, ce qui est en passe de se réaliser. Je travaille pour monter le maximum de chevaux, de courses et faire de nombreux gagnants. En 2021, l’objectif sera de terminer le plus haut possible tout en continuant de travailler en bonne intelligence. Je précise simplement que je ne serai pas qu’un jockey parisien et ferai les kilomètres nécessaires pour satisfaire mes collaborateurs.

Vous communiquez beaucoup sur les réseaux sociaux, aussi bien sur votre préparation avant le Grand Steeple que sur vos montes. Comment vous est venue cette idée ?

Depuis un moment, j’essaye d’être un peu plus présent sur les réseaux, afin d’ouvrir notre "monde" au grand public et faire partager notre passion. J’ai la chance d’être épaulé par mon épouse, Charlène, qui m’aide beaucoup. Equidia s’est rapproché de moi et depuis trois semaines, la chaîne des courses m’aide à mettre en avant le côté sportif de notre profession, notamment la préparation physique et mentale. Quand je pars aux courses, je partage mon avis sur mes montes, même si je découvre parfois certains compétiteurs l’après-midi. Une chose est certaine, j’essaye toujours d’aiguiller au mieux les turfistes, sans lesquels notre beau métier n’existerait plus…