
Courses / 28.06.2022
Alec Head nous a quittés
Par Franco Raimondi, Guillaume Boutillon et Mayeul Caire
Le patriarche des courses françaises s’est éteint à l’âge de 97 ans. Il restera comme le plus grand homme de courses français du XXe siècle.
C’est quelqu’un que l’on croyait éternel. Que l’on imagine encore au rond, entouré de Criquette et Freddy, ou dans les tribunes de Deauville avec Patricia et Martine. Tour à tour jockey, entraîneur et éleveur, Alec Head a tout connu des courses de ces quatre-vingts dernières années. Il est l’homme qui a changé la profession d’entraîneur en France et en même temps, l’homme qui a lancé l’élevage de pur-sang sur un chemin nouveau. Et sa marque est là aujourd’hui encore, avec les deux juments qui ont enflammé les courses après Zarkava : Trêve (deux Arc de Triomphe, Diane et deux Vermeille) est un pur produit du Quesnay où stationne toujours son père Motivator (Montjeu) et où avait officié Anabaa (Danzig), père de la mère Trévise, qui remontait à une souche Hunt semblant endormie… ; et Goldikova ** (trois Breeders’ Cup Mile et quatorze Gr1), produit de l’élevage Wertheimer, dont le pedigree regorge d’Alec Head, via les Anabaa, Lyphard et Riverman, qu’il a découverts et valorisés. Goldikova n’est plus, mais sa lignée se poursuit.
Une histoire qui commence au XIXe siècle
Cette famille, les Head, fit son entrée dans le monde des courses dès le XIXe siècle par le biais de William Johnson (pseudonyme de Head). Jockey, il remporta en 1889 la Grande Course de Haies d’Auteuil en selle sur Vanille. Ici commence l’histoire de cette dynastie. Après William, vint William Henry George Head, désigné meilleur jockey à quatre reprises et qui s’imposa dans les plus belles épreuves à Auteuil. Il devint entraîneur par la suite et décrocha des victoires dans l’Arc avec Le Paillon en 1947 (de manière inédite, le cheval remportera la même année la Grande Course de Haies d’Auteuil et l’Arc !) et Bon Mot en 1966, monté par… Freddy.
Le 20 juin 1916 est célébré en l’église de la Trinité à Paris le mariage du jockey William Henry George Head avec Henrietta Jennings. Si l’on connaît la réussite du père du marié, la mariée, elle, est la fille d’Henry Jennings, installé en 1836 en France où il a entraîné quatre vainqueurs du Jockey Club et sept lauréates du Prix de Diane. Ce mariage scelle l’union de deux familles anglaises, l’une installée à Maisons-Laffitte (les Head) et l’autre à Chantilly (les Jennings) – bien avant que les Head ne rejoignent Chantilly.
Dans les archives que nous a confiées Guy Thibault, on trouve cette citation où Alec Head rend hommage à son père : « J’étais un gagneur. Gagner, il n’y a que ça qui compte, pour les entraîneurs comme pour les jockeys. Ça a toujours été comme ça dans toutes les disciplines. Et en gagnant, vous coupez l’herbe sous le pied des bonnes âmes qui cherchent à vous nuire. Mais j’avais été aussi à une école formidable, parce que mon père était un homme de cheval extraordinaire. Quand on a eu la chance d’avoir été à cette école, on a un avantage. Mon père, c’était un as. Ses chevaux étaient bien mis, et ils gagnaient beaucoup. »
Des débuts comme jockey
La carrière de jockey d’Alec Head se déroula essentiellement pendant la guerre. S’annonçant prometteuse, elle fut marquée par un succès dans la Grande Course de Haies d’Auteuil en 1946, associé à Vatelys, et se termina à 23 ans seulement, après 160 victoires (92 en plat et 68 en obstacles). Cette décision est la conséquence d’une mauvaise chute et du désir de son épouse, Ghislaine, née Van de Poële, fille de Louis, sœur d’Henri et tante de Philippe, de le voir exercer la profession moins dangereuse d’entraîneur. À ce sujet, il déclarait : « J’avais du mal à faire le poids. Pas au début, puisque j’ai monté à 44 kg, mais après… Et puis j’ai fait une mauvaise chute, alors ma femme ne voulait plus que je monte. En obstacle en tout cas. Elle tenait à ce que j’arrête. Elle ne voulait pas me perdre. J’ai alors pris ma licence d’entraîneur tout en continuant à monter un peu. »
De son mariage avec Ghislaine vont naître Frédéric, dit "Freddy", Patricia, Christiane dite Criquette, et Martine. C’est Pierre Wertheimer qui lui mit le pied à l’étrier en lui confiant ses représentants dès 1949. Puis un renfort de choix lui fut apporté en 1952 par S.A. l'Aga Khan III, suivi par son fils le prince Aly Khan et son petit-fils Karim Aga Khan IV, dont il fut l’entraîneur jusqu’à la fin de 1962.
Une formidable réussite en tant qu’entraîneur
En 1949, Alec Head récupère les chevaux Wertheimer qui étaient chez Robert Wallon. Pour cette casaque, il gagne le Derby avec Lavandin en 1956. L’année précédente, en 1955, il avait quitté Maisons-Laffitte pour Chantilly : « Je me suis installé à Chantilly en 1955 pour S.A. l’Aga Khan, le grand-père de Karim. Quand il a commencé à m’envoyer de plus en plus en chevaux, je suis allé à Chantilly, parce qu’à Maisons-Laffitte, où j’avais ma structure comme mon père, on disposait seulement des pistes de Fromainville. Celles de Penthièvre n’existaient pas encore. »
Sur ses débuts comme entraîneur de la célèbre casaque, il disait aussi : « Le propriétaire de Nuccio (Traghetto), qui avait mal couru dans le Grand Prix de Paris, m’a demandé de prendre le cheval. Je l’ai couru dans l’Arc et nous avons fini deuxième. L’Aga Khan l’a alors acheté. Comme j’étais un jeune entraîneur, j’ai demandé à un client égyptien de mon père, Mohammed Sultan, qui connaissait bien l’Aga Khan, de lui proposer de me laisser Nuccio à l’entraînement. Il a dit d’accord et j’ai gardé le cheval. C’est comme ça que j’ai démarré avec l’Aga Khan. L’année suivante, Nuccio a remporté la Coronation Cup et l’Arc. »
Sur sa séparation avec la casaque de l’Aga Khan, il revenait en ces termes : « Il y a eu des gens entre nous… Quand j’entraînais pour Aly Khan, nous étions très proches. C’était presque comme un frère, pour moi. Il m’emmenait partout. Et puis, il aimait les courses. Son fils Karim beaucoup moins à l’époque [cela changea radicalement ensuite, ndlr]. Après une première année formidable, on a eu un creux. Des gens qui le conseillaient lui ont dit que je ne m’intéressais plus à ses chevaux, ce genre de choses. Lui s’inquiétait. Il m’envoyait des mots pour me demander des explications. Je lui ai proposé de travailler avec quelqu’un d’autre. Nous sommes devenus très amis par la suite. »
En 1958, avec son père et son frère, Peter, ils achetèrent, à Vauville dans le Calvados, le célèbre haras du Quesnay, avec son château dont les fondations datent du XVe siècle, ses 270 hectares et 220 boxes. L’année suivante, Alec entraîne le vainqueur de l’Arc, Saint-Crespin, mais c’est comme éleveur et dénicheur de pépites qu’il se révélera en tant que légende des courses.
D’entraîneur à éleveur-entrepreneur
L’achat du haras du Quesnay marque un tournant dans la vie d’Alec Head. Une acquisition qui effraya son père : « Mon père était à Nice quand j’ai acheté le Quesnay dans les années 1950. Il faisait le meeting là-bas. Il est revenu en février et je lui ai montré la propriété. La première chose qu’il m’a dite est : on va se ruiner ! L’ensemble était dans un état épouvantable. Mais il y avait des structures formidables. Et la terre était bonne. Plusieurs gagnants classiques étaient nés ici, à l’époque des Vanderbilt. Je voulais faire de l’élevage depuis toujours, parce que j’aime ça, ça m’amuse. C’est difficile mais c’est passionnant. »
Lorsqu’il s’installe comme éleveur, il met en pratique ses convictions personnelles : « J’avais une théorie. C’était d’acheter des juments issues des meilleurs courants de sang. Toutes mes juments sont issues de grandes familles, même si certaines sont plus productives que d’autres. C’est d’ailleurs pareil dans toutes les disciplines. Certaines s’écroulent, et il faut savoir en sortir. D’autres réapparaissent en revanche, d’un seul coup. » D’entraîneur, il passa donc au statut de chef d’entreprise. C’est certainement vers cette époque que naquit sa réputation de financier redoutable et d’homme à poigne.
La découverte de l’Amérique
Dans les années 1960, il fut le premier à pressentir que les Américains, dont les moyens financiers et le nombre de chevaux n’avaient pas d’équivalent, allaient influencer notre système de courses et fixer le cours mondial du pur-sang. Il prit les devants et partit aux États-Unis pour investir dans les ventes de yearlings, et apporter ce sang bouillant de vitesse et de précocité à nos chevaux dotés de fond. Forte de ses achats outre-Atlantique, la casaque Wertheimer retrouva le haut des classements, notamment grâce à Lyphard (Northern Dancer) et Riverman (Never Bend), deux champions sur la piste qui se révélèrent plus tard, au haras, de fantastiques étalons. Ivanjica (Sir Ivor), gagnante de l’Arc 1976, est un autre de ses achats américains. Sur les chevaux, il disait : « Ils ont de grandes lignées, et elles viennent d’Europe. Celle de La Troyenne, l’une des plus grandes en Amérique, vient de France. La base du sang américain, c’est l’Europe. Prenez Lyphard, par exemple : j’avais entraîné sa grand-mère. J’ai découvert les États-Unis en même temps que Riverman, Targowice (Round Table), Lyphard & co, dans les années 1970 disons. J’ai constaté la réussite des chevaux américains en Europe et il fallait essayer de brasser un peu le sang. Dès l’instant où l’on a pu voyager les chevaux en avion, il n’y avait plus d’Atlantique. »
Sa rencontre avec Elizabeth II
« La première fois que j’ai rencontré la reine, c’est quand j’ai gagné la Gold Cup à Ascot avec Sheshoon (1960). Après, je l’ai vue souvent. Un jour, j’ai couru Bourbon dans le Derby (en 1971) et sa bride s’est cassée net pendant le défilé. Je ne vous dis pas ce que ça a été. C’est miraculeux qu’il n’ait pas décampé ! J’ai eu le temps de foncer sur la piste et de m’accrocher au cheval. Après, la reine est venue me voir pour savoir ce qui s’était passé et nous sommes restés en contact. » Depuis, Sa Majesté la reine Elizabeth II ne manquait pas d’aller passer une nuit au Quesnay lorsqu’elle se rendait sur notre sol.
Deux millions de chevaux dans ses yeux
Au sujet de l’œil que son père avait pour repérer les chevaux lors des ventes, Freddy avait déclaré : « Dans sa vie, il a vu passer plus de deux millions de chevaux. Il est pourtant capable de voir un foal de quelques jours durant trente secondes et de le reconnaître deux ans plus tard dès le premier regard. » Criquette, elle, affirmait : « Lorsque nous étions enfants, mon père n’a jamais cherché à nous dégoûter tout comme il ne nous a jamais forcés. Il a toujours su nous faire partager sa passion. On le suivait partout aux courses, aux ventes de yearlings, dans les haras, à l’écurie. Jamais il ne nous a écartés. Il répondait toujours à nos questions. C’est un papa ouvert qui n’a rien à voir avec l’image qu’il donne de lui aux courses, celle d’un homme fermé et soucieux. »
Le Federico Tesio de son époque
L’histoire des courses depuis 1900 a vu passer des géants. Des entraîneurs qui ont marqué leur époque, de grands éleveurs, des propriétaires magnifiques et passionnés, génies d’un secteur qui a changé son statut de sport pour riches et nobles à celui d’une activité économique qui est en même temps sport, agriculture, business et aussi une forme d’art. Federico Tesio a été le premier professionnel dans un sport d’amateurs, capable de jouer dans tous les rôles. Alec Head a réussi le même exploit, mais dans un monde encore plus compétitif, sur une échelle économique largement plus importante et face à une concurrence énorme. En ce sens, il mérite d’être considéré comme le plus grand homme de courses français du XXe siècle.
Le Quesnay, fief des Head
Le haras du Quesnay fut édifié à partir de 1903 par un richissime propriétaire-éleveur américain nommé Vanderbilt, qui avait acquis le domaine auprès du comte de Glanville. En 1927, M. Vanderbilt, à qui le Quesnay doit la beauté de ses bâtiments ainsi que l’amélioration des riches prairies, céda le haras à l’un de ses compatriotes, M. Macomber. Et, dès lors, le haras acquit une grande notoriété grâce aux étalons qui y stationnèrent, à l’image de Prince Rose. Pendant les combats de la Libération, le Quesnay, qui avait été occupé par les Allemands, fut dévasté. En 1958, la famille Head le racheta, le remit en état, et le haras recommença à fonctionner en 1960.
Pour avoir la chance d’avoir côtoyé Alec Head, aux courses et lors de déjeuners familiaux au Quesnay ou à Chantilly, nous pouvons confirmer que le patriarche des courses était tel que Criquette le décrivait : ouvert, toujours prêt à expliquer, à partager. Bienveillant et généreux, moderne et soutien indéfectible de projets portés par des jeunes, comme Jour de Galop dont il fut l’un des premiers partenaires. Et toujours jeune lui-même. Nos pensées vont à sa famille et en particulier à sa femme Ghislaine, une femme brillante et décidée qui a joué un si grand rôle dans la réussite de son mari.
Un palmarès exceptionnel
(Palmarès Classiques français + Arc + Grand Prix de Paris en tant qu’entraîneur)
Poule d’Essai des Pouliches
Année Cheval Casaque
1978 Dancing Maid Jacques Wertheimer
1975 Ivanjica Jacques Wertheimer
1959 Ginetta Aga Khan III
1958 Yla Aly Khan
1957 Toro Aga Khan III
Poule d’Essai des Poulains
1976 Red Lord Jacques Wertheimer
1975 Green Dancer Jacques Wertheimer
1972 Riverman Mme P. Wertheimer
1956 Buisson Ardent Aga Khan III
Jockey Club
1975 Val de l’Orne Jacques Wertheimer
1973 Roi Lear Mme P. Wertheimer
1960 Charlottesville Aga Khan IV
Diane
1978 Reine de Saba Jacques Wertheimer
1971 Pistol Packer Mme Alec Head
Prix de l’Arc de Triomphe
1981 Gold River Jacques Wertheimer
1978 Ivanjica Jacques Wertheimer
1959 Saint Crespin III Aly Khan
1952 Nuccio Aga Khan III
Grand Prix de Paris
1960 Charlottesville Aga Khan IV
Principales victoires anglaises comme entraîneur :
1 000 Guinées
1957 Rose Royale II Aga Khan III
2 000 Guinées
1959 Taboun Aly Khan
Derby d’Epsom
1956 Lavandin Pierre Wertheimer
King George VI and Queen Elizabeth Stakes
1955 Vimy Pierre Wertheimer
Queen Elizabeth II Stakes
1957 Midget II Pierre Wertheimer
1955 Hafiz II Aga Khan III
Coronation Stakes
1957 Toro Aga Khan III
1956 Midget II Pierre Wertheimer
Ascot Gold Cup
1960 Sheshoon Prince Aly Khan
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