
Magazine / 14.01.2023
Irish Stallion Trail 2023 : Comment l’Irlande se bat pour tenter de conserver le leadership
Le 13 et le 14 janvier, une trentaine de haras ont ouvert leur porte pour la version irlandaise de la Route des étalons. Jour de Galop a également emprunté les sinueuses routes de l’île verte, alors que les premières saillies ne sont qu’une affaire de jours… Aujourd'hui, nous partons à Coolmore et Ballylinch Stud.
Par Adrien Cugnasse
En 1907, pour la première fois, un cheval entraîné en Irlande a remporté le Derby d’Epsom. Son nom ? Orby (Orme). Celui qui a donné son nom à une vente qui fait la fierté de l’Irlande avait alors fait vibrer une île encore sous domination britannique. Et la légende dit qu’une vieille femme aurait déclaré en pleurant d’émotion : « Dieu soit loué, j’aurai vu de mon vivant le cheval d’un catholique remporter le Derby anglais. » Moins de 15 ans plus tard, l’Irlande a obtenu son indépendance. Mais il a fallu attendre encore six décennies pour revoir un irlandais d’entraînement remporter le Derby…
Vincent O’Brien est arrivé et tout a changé. Les courses et les ventes en Europe sont inexorablement devenues chaque année un peu plus le terrain de jeu favori des Irlandais. Vincent O’Brien et John Magnier, le beau-père, entraîneur, et le gendre, étalonnier/éleveur, sont assurément les deux hommes qui ont le mieux incarné ce que l’on appelle la bloodstockcratie. Ce mot-valise illustre le fait que ces Irlandais d’extraction paysanne ont su utiliser comme personne l’ascenseur social à grande vitesse que constitue le sport des rois. Pour devenir eux-mêmes des aristocrates de notre monde.
Les Anglais ont momentanément repris l’avantage…
Il y a encore quelques années, la cause semblait entendue. À partir de 1990 et sans discontinuer jusqu’en 2020, c’est toujours un étalon de Coolmore qui a été leading sire en Grande-Bretagne et en Irlande. Et puis Galileo (Sadler’s Wells) est arrivé au crépuscule de son existence. Son fils Frankel, qui fait la monte à Newmarket, a obtenu la couronne en 2021. C’est un autre anglais, Dubawi (Dubai Millennium), qui l’a décroché en 2022. Toujours en 2022, c’est Havana Grey (Havana Gold), encore un étalon anglais, à qui l’on a attribué le précieux titre de tête de liste des sires de première production. On entend déjà le rule brittania surgir des campagnes anglaises. Surtout que le Brexit est entre-temps (lui aussi) entré en scène. Et la bataille anglo-irlandaise pour la domination sur l’élevage et les courses en Europe est repartie de plus belle. Entre complications administratives et parc étalon soudainement plus fort, l’Angleterre parvient d’ailleurs à retenir plus de juments pour qu’elles soient saillies à domicile ; à cela s’ajoute le fait que les Anglais ont trouvé de nouveaux relais de croissance pour leur filière, usant comme toujours de leur pouvoir de séduction pour attirer les riches de notre monde, comme les Saoudiens ces derniers temps. En Irlande, les chiffres sont très nets : les juments anglaises sont moins nombreuses à traverser la mer pour être saillies. Heureusement, les juments d’Europe continentales, elles, sont toujours au rendez-vous en Irlande… Et elles vont beaucoup moins en Grande-Bretagne.
… mais attention, les Irlandais n’ont pas dit leur dernier mot !
Comme dans un rêve, Coolmore a dévoilé une carte maîtresse qui semble capable de rebattre le jeu : la lignée mâle de Scat Daddy (Johannesburg). Tout a commencé en 2018 avec No Nay Never (Scat Daddy), l’année où il a été sacré tête de liste des étalons de première production en Europe. Quatre ans plus tard, en 2022, on voit bien qu’il n’avait rien d’un feu de paille. En Argentine, Il Campione (Scat Daddy) est à la fois le meilleur père de 2ans et le meilleur étalon toutes catégories du pays. Parmi les sires français de première production, Seahenge (Scat Daddy) est tête de liste. Il devance – dans le classement selon le nombre de gagnants – Seabhac (Scat Daddy). Aux États-Unis, Justify (Scat Daddy) est sur le podium chez les first crop sires… Et en Europe, c’est Sioux Nation (Scat Daddy) qui remporte le titre ! Sans défrayer la chronique, Caravaggio (Scat Daddy) a tout de même eu le temps de produire en Europe – avant rejoindre les États-Unis puis le Japon – la bonne Tenebrism (Cheveley Park Stakes & Prix Jean Prat, Grs1). Quel éleveur pourrait rester insensible face à une telle accumulation de jeunes sires prometteurs en provenance de la même lignée mâle ?
Scat Daddy, un grand pari qui commence à payer
Coolmore propose en Irlande cinq descendants de Scat Daddy dans son catalogue riche de 25 étalons de plat. C’est notamment le cas Sioux Nation, qui réalise un début de carrière très solide : 11,8 % de black types par partants avec ses premiers 2ans… C’est mieux que n’importe quel débutant de 2021 en Europe. Et c’est quasiment aussi bien que Mehmas (Acclamation) en 2020.
Puissant, avec des points de force remarquables, No Nay Never représente toujours cet indispensable vecteur de vitesse. À 175.000 €, c’est l’un des fers de lance de la maison. Il a déjà six fils au haras en Europe, dont Arizona, qui aura ses premiers yearlings en 2023. Cette année sera décisive pour Ten Sovereigns (No Nay Never), dont la première génération a 2ans. Le débutant Blackbeard (No Nay Never) prend 3ans. Tout le monde se souvient de ses victoires françaises dans le Prix Morny (Gr1) et dans le Prix Robert Papin (Gr2). Très signé par son père, il s’est offert ensuite les Middle Park Stakes (Gr1). Hermine Bastide, qui représente Coolmore en France, constate la popularité de Blackbeard auprès des éleveurs français. Elle poursuit : « La lignée mâle de Scat Daddy nous donne l’opportunité d’avoir une offre forte sur un créneau, celui de la vitesse et la précocité, que le marché plébiscite. Et puis, d’une certaine manière, le Morny c’est presque un classique de l’élevage moderne ! Mais notre objectif est encore et toujours de remporter les classiques au sens littéral du terme. »
Pourquoi Coolmore ne lâche pas le créneau classique
Si Coolmore continue à avoir des étalons capables de tenir 2.000m, voire 2.400m, ce n’est pas par nostalgie. C’est que cela correspond à la majorité des bonnes courses européennes, mais aussi au sommet du marché des yearlings, et enfin parce que les chevaux de tenue représentent un intérêt économique évident. Ceux qui n’ont pas montré par ailleurs assez de vitesse vont saillir des juments d’obstacle, une source de profit incontournable pour les haras irlandais. Et ceux qui sont un ton en dessous, de leur côté, sont vendus à prix d’or pour l’Australie. Or si vous n’avez que des purs "vites et précoces" soit ils sont vraiment très bons… soit vous les gardez sur les bras ! On comprend dès lors tout l’avantage que constitue le fait d’avoir Camelot (Montjeu), Gleneagles (Galileo) ou Australia (Galileo)… Avec l’aide de Vadeni, Churchill (Galileo) a obtenu le statut classique en 2022. Parmi les jeunes sires de Coolmore ayant une certaine tenue, il y a bien sûr Sottsass (Siyouni). Logiquement, ses premiers foals se sont bien vendus, grâce notamment au soutien de Peter Brant, qui le voit avec les yeux de l’amour. Son grand test, en 2023, ce sera les ventes de yearlings… En attendant, Hermine Bastide détaille : « C’est un très bon marcheur qui apporte beaucoup de force à ses produits. » St Mark’s Basilica (Siyouni) est un véritable seigneur qui impressionne le visiteur. Lui aussi tenait plus de 2.000m. Et comme Sottsass, les éleveurs français lui ont largement fait confiance.
Attirer les talents humains… et équins !
La grande force de l’Irlande, c’est d’arriver à attirer les talents. Du monde entier, ils viennent se former et faire carrière sur l’île. Et avec perspicacité, les haras comme Coolmore les encouragent à avoir leurs propres chevaux de leur côté. Si bien que ceux qui n’ont pas leurs propres juments sont minoritaires ! En les incitant à faire du business, Coolmore se donne une chance de conserver ces personnes qui ont de l’ambition et qui veulent gagner de l’argent.
Mais l’attractivité irlandaise touche aussi les talents équins. Les Français qui en ont les moyens continuent à utiliser Wootton Bassett (Iffraaj), qui officie à 150.000 €. C’est assurément le meilleur étalon que l’élevage français ait fait émerger depuis longtemps. Et c’est l’Irlande qui l’a récupéré, comme avant lui un nombre significatif de nos bons reproducteurs de plat et d’obstacle. Le haras d’Étreham ayant un bon service après-vente, Wootton Bassett a été livré en Irlande avec Al Riffa, vainqueur des National Stakes (Gr1). Sa mère est par Galileo… et ça tombe bien car John Magnier a envoyé le "paquet" pour soutenir Wootton Bassett.
La folle journée New Bay
De longue date, la puissance des acteurs irlandais leur permet de s’offrir ce que la France produit de meilleur. À y regarder de plus près, Blackbeard vient d’une origine française, passée par le haras du Quesnay et Yolande Seydoux de Clausonne. Ce n’est pas un cas isolé. Bayside Boy (New Bay) est revenu sur son lieu de naissance – Ballylinch Stud – pour y devenir le premier fils de New Bay (Dubawi) au haras. Son papier parle clairement aux Français. Outre la carrière française de son père, il a une mère par Anabaa (Danzig). Et son aïeule, Trelex (Exbury), fut la meilleure poulinière de toute la carrière de Patrick Chedeville !
Eoin Fives, de Ballylinch, explique : « Bayside Boy a obtenu une valeur de 105 en débutant. Soit le meilleur rating attribué par Timeform pour une première sortie en 2021 ! C’est un très bon marcheur et il s’était vendu 200.000 Gns lorsqu’il était yearling. Très détendu, il est aussi bien équilibré. Nous avons déjà 100 réservations pour lui… » Bayside Boy, placé de Gr1 à 2ans, a remporté les Queen Elizabeth II Stakes (Gr1) le 15 octobre à Ascot. Une journée qui restera dans les annales de Ballylinch Stud car, quelques minutes plus tard, c’est Bay Bridge (New Bay) qui s’est offert les Qipco Champion Stakes (Gr1) ! Deux mois plus tôt, Saffron Beach (New Bay) remportait avec de la marge le Prix Rothschild (Gr1)… Comme l’explique Eoin Fives : « New Bay, c’est assurément le jeune étalon le plus prometteur de sa génération en Europe. »
On sent vraiment l’influence de Dubawi en lui. Si l’on remonte quelques années en arrière, Saffron Beach était d’ailleurs devenu le premier lauréat de Gr1 de son père dans les Sun Chariot Stakes (Gr1). New Bay avait donc dû attendre le mois d’octobre de ses 3ans sa première génération pour briser la glace. À ce sujet, John O’Connor avait accordé une interview très intéressante au TDN voici quelques mois : « New Bay faisait déjà d’une certaine manière partie de l’élite, mais le 15 octobre il a confirmé ce statut. Surtout qu’il a réussi à le faire avec un nombre de produits relativement restreint. À défaut d’avoir beaucoup de partants, il a toujours eu des sujets de qualité. Au fil des ans, j’ai pu constater que les très bons étalons ont une réussite statistique élevée, avec un fort taux de très bons produits. Quand ils ont ça, vous savez qu’ils vont réussir sur le long terme. Et plus New Bay avait des partants, plus cela s’est confirmé. Désormais il brille avec sa production au meilleur niveau. En sachant que ses plus grosses générations sont à venir. Les meilleures aussi. En 2022, il a sailli de très bonnes juments : d’année en année leur qualité s’améliore. Aujourd’hui, les meilleurs éleveurs veulent l’utiliser. »
Ballylinch, l’âge d’or
Dans la bataille anglo-irlandaise, Ballylinch Stud pèse donc aussi très lourd. D’autant plus qu’avec seulement cinq étalons de plat en Irlande le haras connaît une réussite insolente. Le patron, c’est forcément Lope de Vega (Shamardal). Son nom fait référence au dramaturge considéré comme l'un des écrivains majeurs du Siècle d'or espagnol. Et comment ne pas voir dans sa réussite l’âge d’or de Ballylinch Stud ? Il dégage une impression de puissance remarquable et, avec lui, les équipes de Ballylinch ont réalisé un travail d’orfèvre. Il a des gagnants de Gr1 sur tous les continents, ce qui est assez pratique quand on sait que le marché est porté par les acheteurs internationaux. Lope de Vega vient lui aussi d’une famille française et il apporte ce changement de vitesse qui fait les bons chevaux. Il fait partie des sept étalons d’Europe avec le meilleur taux de black types par partants. Avec 32 chevaux de Groupe et quatre lauréats de Gr1, Lope de Vega est solidement ancré sur le podium européen des sires européens capables de produire des chevaux d’élite. Il a déjà quatre fils étalons et ses filles ont à ce jour produit six lauréats de Groupe… Autant dire qu’il est bien parti pour laisser une trace durable dans le stud-book.
Il faut garder un œil sur eux
La nature qui entoure Ballylinch Stud en fait assurément l’un des plus beaux haras d’Irlande. Parmi les espoirs de la maison, il y a bien sûr Waldgeist (Galileo). Là encore, aux ventes, le job a été fait avec un soutien conséquent. Eoin Fives poursuit : « La liste des entraîneurs qui ont ses premiers 2ans à l’entraînement… C’est un peu le Who’s Who du galop européen ! La moitié de ses 93 sujets de 2ans sont issus d’une mère black type ou ayant produit des black types. En attendant ses premiers partants, Waldgeist reste très populaire. Il va saillir 120 juments en troisième saison cette année. » Make Believe (Makfi) semble avoir une affinité particulière pour la France, comme en témoignent les performances de Mishriff (Prix du Jockey Club, Gr1), Believe in Love (Prix Belle de Nuit, Gr3), Noticeable Grace (Prix Chloé, Gr3), Tammani (Prix Isonomy, L)… Si vous avez une jument qui a déjà réussi avec Makfi avant son départ pour le Japon, c’est une bonne option ! Au côté de Lizzy Sainty, la représentante de Ballylinch pour la France, Eoin Fives conclut : « Grâce à la réussite de Mishriff et Rose of Kildare en piste, la qualité des juments que Make Believe a saillies a beaucoup progressé. Et ses plus belles générations sont à venir ! »
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