
Élevage / 08.04.2023
Wildenstein Grand Siècle : La méthode et l’intuition
Quel plus bel hommage, pour une famille de marchands d’art, d’avoir comme nom métaphorique une couleur ? Pour tous les amoureux des courses, les Wildenstein sont les Bleus, en référence à leur casaque – qui fête cette année ses cent ans. Et que ce siècle fut grand pour le Roi-Soleil Daniel, dont la petite-fille Diane prolonge la dynastie – avec une Pensée du Jour elle-même héritière des Pawneese, Peintre Célèbre ou encore Allez France…
Ce soir et demain, Adrien Cugnasse vous propose un voyage au pays des exploits sportifs, des coups de gueule et du panache – le tout servi par une ambition sans limite. Avec en toile de fond quatre "Arc", tous les classiques français, trois classiques anglais, des Breeders’ Cup… sans oublier qu’en 1997 Daniel Wildenstein fut le premier propriétaire de l’histoire à être tête de liste en plat et au trot la même année. Il en était particulièrement fier. Comme il peut s’enorgueillir d’être le seul propriétaire au palmarès de l’Arc, du Prix d’Amérique et du Grand Steeple-Chase de Paris. (Nous demandons par avance pardon aux fans de trot et d’obstacle : notre article se concentrera sur le plat. Ce qui ne nous interdira pas de parler aussi, un peu plus tard, des meilleurs sauteurs bleus.)
La méthode et l’intuition
En tant qu’éleveurs (et que propriétaires), nous avons tous envie de copier Daniel Wildenstein, ou du moins de connaître une petite parcelle de sa réussite ! Mais quelle était sa méthode – si tant est que ce mot ait eu un sens chez ce grand monsieur à la fois intuitif et empirique ? Nous allons essayer de la décrypter ensemble.
- Par Adrien Cugnasse
Il n’existe pas de manuel scolaire pour apprendre à devenir un marchand d’art à succès. Il n’y aura jamais non plus de méthode unique pour élever de très bons chevaux. Seulement quelques directions, des grandes lignes, des erreurs à éviter… que chacun doit savoir adapter et faire évoluer selon sa propre expérience. Souvent, le bon éleveur est celui qui questionne en permanence ses propres croyances. Celui qui remet en doute ses dogmes à chaque printemps et qui profite de l’expérience accumulée pour comprendre encore un peu mieux cette matière vivante qu’est le cheval. Parfois dans la joie. Parfois dans la douleur. En 1998, Daniel Wildenstein déclarait d’ailleurs : « Au galop, pendant soixante-dix ans, je me suis donné du mal. Pour y arriver, ce fut terrible. Ma réussite n’est que le résultat de beaucoup de travail. »
Une orientation se dessine
En regardant l’évolution de son élevage au fil des décennies, on voit une orientation se dessiner : la recherche de juments avec toujours plus de performances, des pedigrees outcross et des saillies de plus en plus “haut de gamme”. À peu près tous ceux qui l’ont connu s’accordent à dire qu’il avait donc beaucoup de connaissances. Et de l’intuition aussi. En 1999, dans une interview assez débridée accordée à Jacques Pauc, il expliquait : « La différence entre un bon cheval et un médiocre, c’est que le bon peut faire entre 400m et 600m d’effort. L’autre 50m. » Clin d’œil du destin, l’Irlandais Jack Cantillon a publié cette semaine une interview (sur YouTube) assez fascinante de Byron Rogers, ce spécialiste des statistiques et de la biomécanique qui travaille pour certains ténors des breeze up. Et devinez quoi, un quart de siècle plus tard, il arrive à la même conclusion que Daniel Wildenstein !
Un très grand respect pour les performances
Quand vous regardez les bons chevaux de l’élevage Wildenstein, difficile de faire des généralités. Certains ont des inbreedings, d’autres non. Beaucoup sont issus des meilleurs sires au monde (Sadler’s Wells, Danehill Dancer, Giant’s Causeway…). Mais vous découvrez aussi des noms d’étalons improbables : comme Manila (père de mère d’Aquarelliste), qui a terminé sa carrière d’étalon en Turquie, et Tirol (père de Miss Tahiti) qui a effectué ses dernières années de monte en Inde. On pense aussi à Southern Seas (Jim French), fameuse par sa descendance (Stacelita, Olmedo, Steinlen…) : c’était une fille de Jim French (Graustark), lequel a quitté la France pour l’Asie, dans l’anonymat, après trois saisons de monte.
Dans les années 1990, Daniel Wildenstein revendiquait une cinquantaine de mères et il avait confié à Pacemaker & Thoroughbred Breeder : « Notre fonctionnement est très simple. Nous n’utilisons à l’élevage que des gagnantes de Groupe ou des juments ayant produit des gagnants de Groupe. » C’est sur ce critère que Daniel Wildenstein a acheté une bonne partie des juments fondatrices de son élevage. Comme Almyre (Wild Risk), quasiment née pour Auteuil mais placée du Prix de Pomone (Gr3) et poulinière à grand succès (Aquarelliste, Arcangues, Luxembourg, Bolshoi Ballet…). Et comme Schönbrunn (l’aïeule de Stacelita), meilleure jument de sa génération en Allemagne alors que son père, Pantheon (Borealis), était parti produire des chevaux de selle en Hollande.
En avance sur son temps
Le courtier italien installé aux États-Unis Eugenio Colombo a été l’un des conseillers de Daniel Wildenstein pour les croisements : « Il a été l’un des premiers éleveurs européens à acheter des bonnes juments américaines. Il cherchait la qualité partout où elle pouvait se trouver : en Allemagne, en Italie… Cette vision internationale, c’était très en avance sur son temps. Assurément, à son époque, il possédait l’élevage français ayant le plus de vitalité et la plus importante proportion de bons chevaux. Et il était capable d’acheter des gagnantes classiques, comme Lupe (d’où Loup Solitaire, Loup Breton, Loup Sauvage…) après son succès dans les Oaks (Gr1) ou Schönbrunn suite à sa victoire dans le Preis der Diana (Gr2 à l’époque). Aujourd’hui, vu le nombre de gens fortunés qui veulent s’offrir ce type de juments, cela semble irréaliste de voir un éleveur-propriétaire français s’offrir ce type de profils. Mais, à cette époque, il n’y avait pas les Japonais ni les gens du Golfe. Daniel Wildenstein était aussi capable de donner une chance au haras à un étalon ou à une jument avec des performances exceptionnelles et un pedigree moyen. Et dans une belle famille… il voulait essayer d’acheter une pouliche qui était bonne ou une jument qui avait déjà produit un bon cheval. Pour être au plus près de la qualité. Seulement 2 % d’une génération devient black type. Les poulinières avec du caractère gras doivent lutter au haras avec 98 % qui n’en ont pas, donc il est normal que les non black types donnent plus de gagnants. Mais, en proportion, ce sont les premières qui connaissent le meilleur taux de réussite. Ce fut d’ailleurs l’un des facteurs clés de la réussite de Federico Tesio, de Nelson Bunker Hunt, des Yoshida… Et quand une jument était bonne, Daniel Wildenstein fermait aussi les yeux sur son âge. »
L’importance des hommes
Eugenio Colombo poursuit : « Daniel Wildenstein aimait les juments avec des performances… et l’outcross s’il le pouvait [bien qu’il ait parfois fait l’inverse sur ce point, ndlr]. Tesio, lui aussi, essayait autant que possible d’écarter les femelles qui n’avaient pas fait preuve de qualité et donc de privilégier celles qui avaient montré quelque chose. Daniel Wildenstein avait compris cela. Ne baser un élevage que sur l’étude des pedigrees, c’est avoir une vision moyenâgeuse de la question. À mon sens, dans l’histoire de l’élevage Wildenstein, Olivier Nicol a joué un rôle considérable. C’était un homme de cheval de premier plan. À la tête du haras de Victot, il avait une connaissance exceptionnelle de la morphologie. La solidité des chevaux de cet élevage, c’est lui. J’ai commencé à travailler pour Daniel Wildenstein en achetant en Italie Diviana (Toulouse Lautrec), la mère de Don II (Poule d’Essai des Poulains). Il m’a ensuite engagé pour faire ses croisements. Après deux semaines à son bureau parisien, rue La Boétie, nous sommes partis en Concorde pour New York, où j’ai continué mon travail. Il avait alors une soixantaine de juments. C’est dans ce contexte que j’ai réalisé le croisement d’All Along (Targowice). Un très bel outcross. Pour les croisements, il aimait la discussion autour du processus. Nous regardions tout. La conformation. Même les dosages [technique qui semble, fort heureusement, avoir ensuite été abandonnée, ndlr]. Il n’avait pas peur d’écouter les conseils car tout cela le passionnait. Pour en revenir à All Along, sa mère était très signée par Vieux Manoir (Brantome). Elle avait besoin de la puissance d’un cheval comme Targowice (Round Table). J’ai aussi eu des inspirations moins heureuses. Comme lorsque j’ai fait envoyer Pawneese (Carvin) à Rheingold (Faberge). Je le regrette. Le produit était un tracteur. Rapidement, nous avons rectifié le tir en l’envoyant à un cheval avec plus de vitesse, c’est-à-dire Habitat (Sir Gaylord). Plus tard, je lui ai proposé la bonne Rolly Polly (Mukaddamah), alors qu’elle venait de battre le record de la piste de Milan pour un 2ans dans le Premio Primi Passi (Gr3). Mais ses fils, Guy et Alec, ont dit non. Elle est tout de même venue courir en France, où elle a remporté Prix Robert Papin (Gr2)… et les Wildenstein l’ont finalement achetée deux fois plus cher ! Dans le Prix Morny (Gr1), l’un de ses fers s’est tordu et est entré dans son pied. Néanmoins, elle a terminé quatrième. Sans cela, elle aurait gagné. Rolly Polly a remporté plusieurs Groupes en Angleterre et aux États-Unis. C’est la deuxième mère du très bon Raging Bull (Dark Angel) et de son frère Kubrick (Dubawi). »
Toute règle est là pour être contournée
Alors que nous venons de faire tout un développement sur les qualités des juments black types… voici le cas contraire ! Au haras pour Ralph B. Strassburger, Ballynash (Nasrullah) fut une des grandes poulinières françaises de son temps. Entre 1953 et 1958, elle avait donné Montaval (King George VI and Queen Elizabeth Stakes, deuxième du Derby), Mourne (Prix des Chênes), Paimpont (deuxième des Oaks) et Moutiers (gagnant du Prix Hocquart). En 1965, Daniel Wildenstein a acheté sa fille, l’inédite Petite Saguenay (Nordiste), une pouliche à laquelle il avait pardonné le fait de ne pas avoir couru ! En première génération, Petite Saguenay a bien produit – deux black types sur cinq foals – mais sans défrayer la chronique. Trois de ses filles n’ont pas tracé au haras. En course, son meilleur produit, Plencia (Le Haar), a gagné le Prix de l’Élevage (L). Et c’est elle qui fut à la base de la grande souche des "P". Même en transgressant ses propres règles, Daniel Wildenstein s’était finalement retrouvé à les suivre à nouveau une génération plus tard ! Plencia est l’aïeule de 84 black types dont Peintre Célèbre, Pawneese, Stradivarius (Sea the Stars), Protectionist (Monsun), Persian King (Kingman) et… Pensée du Jour. De son côté, la championne Pawneese, gagnante la même année des Oaks et du Diane, n’a rien produit en plat, même si une de ses filles, Poughkeepsie (d’où Stradivarius, Protectionist…), a un peu "rattrapé le coup". Comme le soulignait très justement John Boyce en mars dernier, les trente-six meilleures juments européennes selon les ratings depuis 1970 n’ont donné que 260 partants. Vingt d’entre elles ont donné au moins un lauréat de Groupe pour un total de trente-huit lauréats ce à niveau. À première vue, cela peut paraître peu (14,6 % de gagnants de Groupe par partants). Mais c’est en fait beaucoup. Galileo (Sadler’s Wells) et Dubawi (Dubai Millennium) sont tous deux à 11 % !
Retrouvez la suite de cet article dans votre JDG dès demain soir.
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Tout commence avec les “Réservoirs” cuvée 1923
Georges, fils du fondateur de la dynastie, Nathan, et père de Daniel, fut le premier Wildenstein à obtenir ses couleurs de propriétaire auprès de la Société d’encouragement. C’était en 1923 et, d’entrée, il gagna ce qui ne s’appelait pas encore un Gr3 : le Prix des Réservoirs, grâce à Baal (Sardanapale). Pouliche pour pouliche ; Gr3 pour Gr3 : c’était pile cent ans avant le succès de Pensée du Jour (Camelot) dans le Pénélope !
Rapidement, un élevage voit le jour. Mais c’est véritablement au début des années 1960, lorsque Daniel Wildenstein prend le relais de son défunt père, que l’élevage et la casaque prennent l’ampleur qu’on leur connaît, grâce à des investissements massifs et ambitieux. Une réussite protéiforme – plat, obstacle et trot – un peu partout à travers le monde et qui a forgé un palmarès assez unique. Au point que beaucoup considèrent qu’en plat l’élevage Wildenstein fut le meilleur en France – proportionnellement au nombre de juments – dans l’ère post-Boussac.
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Un livre d’or… massif
Guy Thibault, l’auteur du fameux ouvrage Les Bleus, avait écrit dans les notes de préparation de son livre (non publiées, confiées par l’historien à JDG) : « En remportant le Prix d’Ispahan en 1998, Loup Sauvage (Riverman) a procuré à Daniel Wildenstein sa 95e victoire dans une course de Gr1 par le monde. C'est le record absolu pour une écurie européenne en activité. Derrière son écurie constituée en 1963 se classe, avec 83 victoires, celle du prince Karim Aga Khan en activité trois ans plus tôt puisque héritée en mai 1960, à la mort du prince Aly Khan. »
Et ces 95 victoires de 1998 allaient appartenir à des phénomènes comme Pawneese (Carvin), Allez France (Sea Bird) et Peintre Célèbre (Nureyev). À leur sujet, je ne crois pas trop m’avancer en écrivant qu’ils sont trois chevaux parmi les plus connus, populaires et admirés du sport hippique français.
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