L’ÉDITO
LA VOIE DES GRANDS SAGES
Les deux derniers dimanches de Longchamp – et, plus largement, le début de la saison classique – ont été dominés par deux casaques emblématiques : celle de l’écurie Wertheimer & Frère et celle de Son Altesse l’Aga Khan. Ces deux figures historiques du galop français, parmi les plus anciens grands propriétaires-éleveurs, rappellent les valeurs cardinales des courses et de l’élevage, sources d’inspiration pour tous les acteurs de la filière.
Adeline Gombaud
ag@jourdegalop.com
Constance
Ces deux élevages, non tournés vers le commerce des jeunes chevaux (tout en respectant le commerce, puisque ces deux casaques sont vendeuses – sans oublier que les Aga Khan sont actionnaires d’Arqana), jouissent d’une précieuse liberté : celle de s’affranchir des modes dictées par le marché. Cela se reflète dans le choix des croisements, la gestion de l’élevage, la sélection des reproductrices et l’orientation des programmes de course.
À ce propos, S.A. l’Aga Khan déclarait en 2008 dans nos colonnes : « À mon sens, il est important de différencier l’élevage traditionnel de l’élevage commercial. L’éleveur commercial est dans le marché tous les ans. Il achète, il vend, et doit suivre les modes. De son côté, l’éleveur traditionnel a un nombre limité de chevaux. Il connaît parfaitement ses courants de sang, et cherche à les faire fructifier. Faire vivre les courants de sang, c’est tout le challenge. Trouver les ressources dont ces courants ont besoin pour exprimer leur qualité. L’histoire de Zarkava s’inscrit dans cette réflexion. Elle incarne la continuité de gestion, par une activité traditionnelle, de courants de sang qui restent au top. »
Ici, il s’agit de définir un cap selon ses convictions profondes et de s’y tenir, quelles que soient les tempêtes rencontrées.
Patience et résilience
Comme toute écurie de courses, quelle que soit sa taille, les élevages Aga Khan et Wertheimer ont traversé des périodes creuses. Ils ont dû apprivoiser de nouvelles souches lors du renouvellement de leur jumenterie et s’adapter à de nouveaux terroirs après l’acquisition de haras.
L’Aga Khan confiait déjà il y a 17 ans : « Nos acquisitions ont augmenté notre effectif, mais je ne veux pas le diminuer trop vite. Je veux prendre le temps. D’abord parce que nous ne connaissons pas encore assez les familles au niveau de l’élevage. Ensuite parce que les choix que nous faisons peuvent être différents de ceux de mes prédécesseurs, et donc peuvent aboutir à des résultats différents, ce que seul le temps nous dira. Nous devons donc attendre de voir si notre travail paie. »
Concernant Pierre Wertheimer, qui fonda son élevage et son écurie en 1910, le baron de Nexon racontait dans Courses et Élevage au milieu des années 50 : « Depuis le début de notre association en 1928, en parfait sportsman qui connaît les difficultés du métier, il ne m’a jamais ménagé ses encouragements ni sa patience. »
Patience et résilience ne sont en rien synonymes de renoncement. Elles s’accordent parfaitement avec l’ambition et la quête du succès. L’Aga Khan résumait ainsi, dans The Racing Post en juillet 2000 : « La nature-même de ce jeu est de gagner et de perdre. Si vous n’aimez pas cela, il faut faire autre chose… On ne peut pas passer son temps à éviter le défi. »
Quant à Pierre Wertheimer, il ne reculait pas devant les défis, n’hésitant pas à envoyer Épinard aux États-Unis dans les années vingt. Il déclarait : « Les courses contiennent la notion de record. Essayer de faire accomplir à un cheval ce qui paraît impossible est dans l’esprit des courses. Si j’avais un cheval qui me paraisse capable de gagner à la fois sur les 1.400m du Prix de la Forêt et sur les 4.000m du Prix Gladiateur, il courrait le Prix de la Forêt et le Prix Gladiateur. Les puristes crieraient sans doute à l’hérésie, tant pis. C’est moi qui aurais raison. Car gagner à la fois le Prix de la Forêt et le Prix Gladiateur constituerait un record. »
Fidélité et respect
Toujours en 2008, dans nos colonnes, l’Aga Khan rappelait l’importance de la chaîne humaine dans la genèse du cheval de course :
« Il existe d’autres organisations qui présentent un profil proche du nôtre… Et l’on peut se demander quelle différence il existe entre elles et nous. Nous, nous avons un cercle, une très jolie chaîne, qui part du choix du croisement, passe par la naissance, implique l’élevage au haras, l’envoi à un entraîneur qui travaille presque exclusivement pour nous, puis la course avec le jockey qui est le plus souvent en contrat avec nous, et enfin l’envoi du meilleur de notre sélection vers le haras. Nous sommes les seuls à réunir tous ces éléments. Mais ce cercle est fragile. Si l’un des maillons cède, toute l’activité dérive. »
À l’instar du temps long indispensable à l’élevage, les relations professionnelles doivent s’envisager dans la durée, basées sur la confiance réciproque.
Le respect s’impose à tous les niveaux : envers les chevaux – en leur laissant le temps nécessaire pour s’épanouir, en leur accordant des phases de décompression – et entre les membres de l’équipe. La relation de confiance établie dans le temps est le meilleur terreau pour garantir un respect de part et d’autre, et notamment de l’entraîneur envers le propriétaire (ces deux casaques ont très peu changé d’entraîneurs au fil du temps).