Comment un Italien a (presque) réussi à remporter les quatre Derby la même année
C’est un Grand Chelem qui semble (presque) impossible en 2025, tant les superpuissances dominent les classiques européens. Pourtant  en 1975, un propriétaire-éleveur italien, il Dottore Carlo Vittadini, est passé à une tête du miracle : remporter les quatre classiques majeurs sur 2400m ! Voici le récit de cette incroyable odyssée hippique…
Par Franco Raimondi
fr@jourdegalop.com
Il y cinq décennies, Orange Bay (Canisbay) avait lancé la razzia en remportant le Derby Italiano pour Carlo Vittadini. Pour la même casaque, le champion Grundy (Great Nephew) s’était imposé à Epsom puis au Curragh. Entre ces deux étapes britanniques, son représentant Patch (St. Paddy) , n’avait été battu que d’une tête par Val de l’Orne (Val de Loir) dans un Prix du Jockey Club dominé par un Freddy Head en état de grâce.
La formule gagnante du Dottore
Franca Vittadini, toujours épaulée par sa mère Henriette, a été le témoin direct de cette saison magique. La fille du Dottore explique : « Nous avions à l’époque une douzaine de poulinières, stationnées pour la plupart en Angleterre. Après le sevrage, leurs produits rejoignaient le haras familial à Oriano afin de se qualifier pour les courses italiennes. Orange Bay et Patch ont suivi ce chemin. Par ailleurs, papa achetait chaque année deux ou trois yearlings à Newmarket, pour courir en Angleterre. C’était le cas de Grundy. »
Quand les courses étaient un sport à l’état pur
Patch, produit maison, était un fils de Palatch (Match), jument performante en Angleterre sous les couleurs (bleues et jaunes) de Vittadini. Elle avait en effet remporté les Yorkshire Oaks (Gr1) et les Musidora Stakes avant d’être conservée pour l’élevage, soit un luxe presque inenvisageable aujourd’hui pour un propriétaire-éleveur. Franca poursuit : « C’était un sport, un véritable hobby, et le commerce était secondaire. La plupart de nos rivaux partageaient cette approche. Les superpuissances sont arrivées vingt ans plus tard, même si dans les années 1970, des investisseurs comme Ravi Tikoo, Marcos Lemos ou certains Américains apparaissaient déjà aux ventes. Avec une bonne gestion et des investissements judicieux, nous pouvions ambitionner de grands résultats sportifs. C’était l’objectif ! »
La mémoire vivante des albums de madame Henriette
Femme de terrain, Franca adore ses chevaux, quelle considère comme des athlètes de haut niveau. Grâce à ses souvenirs et à l’intelligence de sa mère Henriette – qui conservait photos, coupures de presse et notes dans des albums intitulés « Grundy », « Patch » ou « Orange Bay » – le fil de cette épopée a pu être reconstitué. La pierre angulaire est Grundy, champion invaincu à 2ans, lauréat des Dewhurst Stakes (Gr1) après des succès à Ascot, dans les Sirenia Stakes (Gr3), puis dans les Champagne Stakes (Gr2). Acquis 11.000 Gns à Tattersalls, il arrivait d’Overbury Stud. Franca se souvient : « Il figurait dans ce qui est aujourd’hui le book 1. Alezan, crinière et queue blondissimes, un peu bizarre et surtout pas à la mode. À San Siro, on appelait ça des limoni (citrons), un surnom pour les chevaux avec du blanc et lymphatiques. Mais papa et Keith Freeman ont eu le nez creux : Grundy n’était pas un citron, bien au contraire ! »
Grundy, tout le monde pensait qu’il ne tenait pas
Grundy était dur, solide. En cette époque sans P.S.F., l’hiver permettait de douter. Certains pensaient que, étant par Great Nephew (Honeyway), Grundy serait forcément limité en tenue. Mais dans son pedigree, l’endurance était bien présente. Plutôt que de courir directement les Guinées – impensable à l’époque –, Peter Walwyn avait opté pour les Greenham Stakes (Gr3). Deux semaines avant la course, lors d’un travail du matin, Grundy reçut un coup de pied sur le nez. Fracture légère, mais perte de travail. Il fut tout de même aligné dans la préparatoire de Newbury. Franca Vittadini n’était pas surprise : « Il avait besoin de courir. Il a été battu, mais rien d’alarmant. L’objectif se situait dans les 2.000 Guinées. »
Un jumelé Italien dans les 2.000 Guinées
Le premier samedi de mai à Newmarket, Grundy, malgré sa défaite précédente, était favori d’un peloton riche de 24 unités. Mais une grève des lads retarda le départ de plus de vingt minutes. Le starter opta pour un départ au drapeau. Parti en retrait, Grundy concéda trop de terrain et il dut s’incliner face à  Bolkonski (Balidar), piloté par Gianfranco Dettori pour Henry Cecil et la casaque d’un autre propriétaire italien, Carlo d’Alessio. Franca relativise : « Avec un départ normal, il aurait gagné. Il a ensuite facilement remporté les 2.000 Guinées d’Irlande. De son côté, Patch avait impressionné à Lingfield en gagnant la rampe de lancement du classique de dix longueurs. »
Grundy à Epsom, Patch à Chantilly
Le Derby d’Epsom semblait promis à Grundy. Pourtant, Peter Walwyn craignait le terrain lourd. L’option Patch à Epsom fut même envisagée, mais la météo se calma : Grundy irait bien à Epsom, Patch à Chantilly. Franca revient sur le Derby et le Jockey Club : « Je garde le souvenir d’une victoire facile à Epsom, après une monte parfaite de Pat Eddery. Le samedi, direction Chantilly. Le Dottore portait encore la tenue d’Epsom, mais le dress code n’était pas le même ! Patch a été magnifique, et Val de l’Orne s’était blessé aux abords du poteau. À l’œil nu, c’était flou. Tout le monde autour de nous pensait que Patch avait gagné… sauf moi. » Le Grand Chelem, que personne n’évoquait à l’époque, venait de s’envoler. Mais Grundy a continué sa domination : promenade dans le Derby d’Irlande, avant un match de légende dans les King George face à  Bustino (Bustino), dans ce que beaucoup considèrent comme la course du XXe siècle. Franca conclut : « Grundy a tout gagné : Dewhurst, Derby, Irish Derby, King George… contre les meilleurs. On parle toujours du match, mais on oublie que Dahlia, double tenante du titre, a terminé troisième. Au départ, on retrouvait également de champions comme Star Appeal, qui avait gagné le Gran Premio de Milano et les Eclipse Stakes avant de remporter en octobre le Prix de l’Arc de Triomphe. »
Le vrai exploit
En 1975, Timeform – la vraie référence – nota Grundy 137. Mais le vrai miracle était ailleurs : faire briller trois chevaux de Gr1 de la même génération en une seule saison, avec une douzaine de poulinières. Patch culmina à 129, Orange Bay à 123. Ce dernier, après avoir quitté l’Italie, rejoignit lui aussi Peter Walwyn. Franca n’oublie pas : « Patch et Orange Bay avaient commencé en Italie, sous l’entraînement du Cavalier Mario Benetti. Papa avait déjà envoyé des chevaux prometteurs en Angleterre. Exar avait remporté la Goodwood Cup et fini deuxième de la Gold Cup. Ortis avait croisé Mill Reef dans les King George. Orange Bay a couru deux fois à Ascot. En 1976, il a terminé troisième derrière Pawneese. L’année suivante, battu d’un rien par The Minstrel, il portait des œillères pour la première fois. Pat Eddery m’a dit que le cheval n’avait pas vu le favori revenir. Sinon, il aurait gagné. » Merci, Dottore. Vous nous avez fait rêver… et vous nous avez tant appris !