Michael Tabor, une vie au galop
Ce que Michael Tabor a accompli dans sa vie de propriétaire est inégalable. Personne, absolument personne, à part lui, n’a gagné le Kentucky Derby, deux Prix du Jockey Club sur 2.100m, deux Arcs de Triomphe et 11 Derby d’Epsom. Même pas John Magnier, Khalid Abdullah ou le cheikh Mohammed Al Maktoum !Aujourd’hui : Partie 1. De l’enfance à Thunder GulchDemain : Partie 2. Son regard sur l’avenir des courses, et aussi…
Par Adrien Cugnasse
ac@jourdegalop.com
Avant de devenir une légende du galop, ce qu’il réfute – « C’est très gentil de le dire, mais je ne me considère pas comme une légende… » – il a été ce petit-fils d’immigré russe nommé Taborosky, dont la famille avait fui les pogroms. Son enfance se déroule dans l’une de ces banlieues de Londres où les nouveaux arrivants posent alors leurs valises. Nous sommes bien avant la gentrification, et le quartier de Forest Gate n’a alors rien de glorieux. À cette époque, les cynodromes sont partout et les courses de lévriers sont le support de jeu favori des classes populaires, bien plus encore que le sport hippique. Mais de tout cela, il ne reste presque plus rien. L’Angleterre urbaine de 2025 a perdu ses ouvriers et ses cynodromes. Jeudi, Michael Tabor nous a confié : « Jeune, j’étais fasciné par les courses de lévriers. J’y allais très souvent. Le déclin des lévriers est surtout dû à la valeur immobilière des terrains. Les cynodromes sont devenus des centres commerciaux. White City, Hendon, Walthamstow… tous ont disparu. C’est regrettable, j’adorais ça. C’est là que j’ai découvert les paris. Dès le début, j’ai su que je voulais devenir bookmaker. » Le jeune Michael, inscrit un temps à la Morris School of Hairdressing, a bien failli devenir coiffeur. Mais, pas encore majeur, il quitte l’école et commence à travailler pour un agent commercial.
De parieur à bookmaker, Michael Tabor change assez vite de métier. Il comprend que les paris « en ville » – légalisés en 1961 – vont connaître un développement phénoménal et il achète – à crédit – deux boutiques de bookmakers en faillite sous la marque « Arthur Prince ». En 1995, il revendra ses boutiques « Arthur Prince » – passées de 2 à 114 ! – pour 27 millions de livres. Fini les tournées d’inspection de boutiques sous la pluie des banlieues anglaises. Direction le soleil – surtout Monaco et La Barbade – pour celui dont la profession est aujourd’hui « investisseur » dans l’hôtellerie, les pubs, les salles de fitness, l’immobilier, sur le marché des changes, à la radio… et dans l’étalonnage !
En cette même année 1995, le cheval Prince Arthur (Fairy King) – nommé en hommage au réseau de bookmaking – offre à Michael Tabor un premier classique européen en remportant les Guinées italiennes (alors Gr1). Entre ses premiers bettings shops et ce succès au plus haut niveau, quelques décennies de travail acharné se sont écoulées.
À ce sujet, Michael Tabor expliquait il y a vingt ans à la presse anglaise : « J’étais devenu à la fois parieur et bookmaker. Mais j’ai toujours su que pour avoir une base solide, je devais continuer à ouvrir des boutiques dans autant de bons emplacements que possible. J’ai toujours été – et je suis probablement encore aujourd’hui – absolument terrifié à l’idée de perdre. Quand j’entrais dans mon bureau, j’avais pour habitude de ne pas regarder le passé. » Michael Tabor s’est ainsi forgé une réputation de parieur audacieux et redoutablement efficace, dont les mises pouvaient modifier de manière spectaculaire les cotes proposées sur un cheval. La presse anglaise a souvent évoqué des paris de plusieurs dizaines de milliers de livres à son nom. Son futur associé, Derrick Smith, a même avoué un jour au Racing Post qu’à l’époque où il travaillait pour Ladbrokes, dans les années 1980, la grande firme anglaise avait dû cesser d’accepter les paris de Michael Tabor… tellement il gagnait contre eux !
« Ne regardez pas le deal, regardez les hommes »
Le bookmaking est un métier à haut risque. On ne peut rien laisser au hasard. Et Michael Tabor nous confie : « De mémoire, sur les dix premiers chiens sur lesquels j’ai parié, huit ont gagné. Dans la vie, c’est toujours la même chose. Vous devez connaître votre métier sur le bout des doigts. » Outre-Manche, on lui attribue cette citation – probablement apocryphe – qui en dit long : « Ne regardez pas le deal, regardez les hommes ». Dans les années 1970 et 1980, Tabor employait l’un des meilleurs spécialistes du papier et lui-même était le meilleur pour récupérer des informations sur les partants. Aussi, lorsque dans les années 1990, il est passé de propriétaire de sauteurs à propriétaire d’étalons, Tabor s’est associé au meilleur : John Magnier. Il se souvient encore du jour de leur rencontre : « C’était à La Barbade. Un ami commun me l’a présenté. On a discuté, et il m’a présenté Demi O’Byrne. C’est à ce moment-là que j’ai acheté Thunder Gulch. John a ensuite pris une part dans le cheval pour sa carrière d’étalon. Ce fut le point de départ. John est un très bon homme d’affaires. Il a un grand sens du détail, du dévouement au travail, et il aime ce qu’il fait. Il a l’expérience, acquise notamment auprès de son beau-père, le grand entraîneur Vincent O’Brien. Il a construit un empire sans égal dans ce domaine. » Des gagnants de Grs1 qui sont devenus étalons, Michael Tabor en a vu passer des dizaines sous ses couleurs. Et pour ceux qui croient que c’était facile, qu’il suffisait de payer cher les chevaux, rappelons que tous les cracks de Tabor n’étaient pas des stars à la naissance. Le meilleur exemple est peut-être Danehill Dancer (Danehill), acheté 38.000 livres irlandaises seulement – et devenu un reproducteur de premier plan. Ainsi va la vie de celui qui lance des étalons : la norme, c’est l’échec. Mais plus que de subir certains échecs, ce qui est important est de ne pas passer à côté de la perle quand elle se présente, car le top-étalon va payer pour tout le reste et bien au-delà.
Pour mettre la main sur ces chevaux, il faut élever bien sûr, mais aussi acheter ce qui se fait de mieux – cher ou pas cher, mais souvent cher quand même ! – aux ventes publiques. John Magnier pratiquait déjà cette politique avec Robert Sangster dans les années 1970. Il a continué avec Michael Tabor à partir des années 1990…
De l’obstacle au Kentucky Derby
À la trentaine, Tabor commence donc à faire courir. Son premier cheval, le sauteur Tornado Prince (Typhoon II), lui offre un premier succès en 1974 à Ascot. Il remporte ensuite sept courses au moment précis où son propriétaire a précisément le plus besoin d’argent. Bonne pioche. Pendant presque deux décennies, la célèbre casaque existe surtout en obstacle.
Mais au fait, comment Michael Tabor a-t-il choisi ses couleurs ? Nous lui avons posé la question et la réponse vient naturellement : « Très simplement, mes deux couleurs préférées sont le bleu roi et l’orange, alors je les ai choisies. Cela remonte à… 50 ans maintenant, oui, 50 ans. Autant que je me souvienne, j’ai simplement regardé des motifs disponibles, j’en ai choisi un. Rien de plus, rien de moins. Je n’ai copié personne. Ce sont juste mes deux couleurs préférées, j’ai sélectionné un motif, et voilà. »
Sans faire offense à Prince Arthur, le premier « vrai tout bon » à porter ces couleurs fut le célèbre Thunder Gulch (Gulch) en 1995, un cheval que son éleveur, l’Américain Peter Brant, avait vendu yearling parce qu’il quittait le monde des courses… avant de revenir bien plus tard au galop. Et chose amusante, Brant est aujourd’hui copropriétaire de Camille Pissarro avec Michael Tabor !
Michael Tabor nous a confié jeudi : « J’allais souvent à Miami en vacances. Étant passionné de courses, je me rendais régulièrement à Gulfstream Park et sur un hippodrome qui a fermé dont j’ai oublié le nom [Hialeah Park Race Track, ndlr]. Je me suis dit que ce serait sympa d’avoir un cheval aux États-Unis, un poulain avec un peu de qualité. Et par chance, Thunder Gulch a été choisi – pas par moi, mais par Demi O’Byrne et les gars de Coolmore. Il avait 2ans et avait déjà couru. John Magnier m’a d’ailleurs présenté Demi à cette fin précise. Et quand ce cheval s’est révélé être exceptionnel, cela a servi de tremplin pour développer une activité aux États-Unis. Aujourd’hui encore, j’y prends autant de plaisir qu’en Europe. Vous savez, gagner le Kentucky Derby, c’est quelque chose de très spécial. Je ne sais pas si vous y êtes déjà allé, mais c’est le deuxième plus grand événement sportif aux États-Unis après le Super Bowl. Je crois qu’à l’époque, la foule atteignait les 130.000, voire 150.000 spectateurs. C’est vraiment le sommet de l’année pour les courses américaines. Honnêtement, je n’ai pas de préférence entre l’Amérique ou l’Europe. À la fin de la saison européenne, je suis content de passer à la saison américaine, et inversement. Chaque printemps, le retour du plat en Europe est toujours excitant. Je prends autant de plaisir des deux côtés de l’Atlantique.»
Demain : Partie 2. Son regard sur l’avenir des courses, et aussi…