lundi 29 avril 2024
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Six questions pour l’élevage en 2024

Six questions pour l’élevage en 2024

Par Adrien Cugnasse

En 2023, la vie des éleveurs a été tout sauf un long fleuve tranquille. Et chacun aborde 2024 avec un état d’esprit différent, en fonction de ce que le destin lui a réservé l’année dernière. En ce début de mois de janvier, l’actualité est très calme et malgré de nombreux croisements à finaliser, elle laisse à ceux qui s’intéressent à l’élevage le temps de se projeter vers l’avenir. Ce qui est ensuite bien plus difficile, lorsque la saison est lancée. Le rêve de “sortir” un bon cheval est le moteur de cette activité ô combien difficile. Mais c’est une passion qu’on est contraint de vivre avec son lot de stress et de difficultés. Que ce soit à l’échelle d’un élevage, de la France ou de la filière internationale, la réalité est toujours contrastée, avec un enchevêtrement de bonnes nouvelles et d’autres de mauvais augure, dans lesquelles nous essayons tous de lire comme dans le marc de café. Chacun se pose beaucoup de questions, sur l’état du marché, sur les courants de sang qui vont dominer demain, sur la viabilité économique de l’élevage commercial… Au fil des pages suivantes, retrouvez nos six grandes questions pour l’élevage en 2024.

Justify, le nouvel étalon-or ?

Coolmore n’a pas fait que des paris gagnants dans ses tentatives de diversification de courants de sang… mais c’est le lot commun de tous ceux qui se lancent dans cet exercice difficile. Reste que le pari sur Scat Daddy (Johannesburg) s’est en revanche révélé un coup de maître. No Nay Never (Scat Daddy) est une réussite et Sioux Nation (Scat Daddy) vient de passer de 17.500 € à 27.500 € grâce aux bons résultats de ses premières générations en piste. Avec 13,9 % de black types par partant, Ten Sovereigns (No Nay Never) est le meilleur first crop sire en Europe l’année dernière (selon ce critère). 

Mais la division américaine de Coolmore a un monstre entre les mains en la personne de Justify (Scat Daddy). En 2023, il avait une génération de 2ans et une de 3ans en piste. Avec 16 % de black types par partant, son taux de réussite est enviable. Mais ce qui interpelle, c’est le fait d’avoir réussi à sortir six gagnants de Gr1. Au même stade de sa carrière, Frankel (Galileo) en avait deux. C’est dire si cette réussite dans la production de chevaux d’élite est impressionnante, même si, bien sûr, le fait de pouvoir jouer sur les deux tableaux (dirt et turf) est un avantage indéniable pour aligner les gagnants de Gr1.

Les Justify sont capables d’aller sur le dirt, comme Arabian Lion (Woody Stephens Stakes, Gr1) ou encore Just F Y I (Breeders’ Cup Juvenile Fillies, Gr1). Mais il fait aussi des 3ans qui tiennent comme Aspen Grove (Belmont Oaks Invitational Stakes, Gr1). Sans oublier trois gagnants de Gr1 à 2ans sur le gazon avec City of Troy (Dewhurst Stakes, Gr1), Hard to Justify (Breeders’ Cup Juvenile Fillies Turf, Gr1) et Opera Singer (Prix Marcel Boussac, Gr1). City of Troy est annoncé par Aidan O’Brien comme un cheval pour la Triple couronne cette année et il faut avouer qu’il a été tout à fait impressionnant à 2ans en 2023. Justify a été annoncé à 200.000 $ la saillie au mois d’octobre par Coolmore. Mais face à la demande, il est rapidement passé private, ce qui laisse libre cours à votre imagination pour deviner son véritable tarif 2024. Dans tous les cas, il ne faudra certainement pas attendre très longtemps pour avoir ses premiers fils au haras en Europe. 

La marge des éleveurs va-t-elle continuer à s’éroder ?

Un peu partout dans le monde, le marché public a progressé de manière régulière sur la décennie passée : en d’autres termes, on vend chaque année un peu plus de chevaux au marteau. Désormais, des profils beaucoup plus haut de gamme qu’hier (chez les sujets à l’entraînement) passent sous le feu des enchères et cette évolution, couplée à la demande internationale pour des yearlings haut de gamme, a permis à la plupart des agences de vente de voir leur chiffre d’affaires progresser. Arqana a particulièrement tiré son épingle du jeu en Europe. En 2014, l’agence vendait 2.586 chevaux (toutes catégories confondues au galop) pour 116 millions et une moyenne de 44.968 €. En 2023, Arqana a vendu 3.155 lots pour 204 millions et à un prix de moyen de 64.750 €. Cela étant dit, ces bonnes statistiques ne veulent absolument pas dire que (tous) les éleveurs gagnent de l’argent : il faut faire la différence entre chiffre d’affaires et bénéfices.

Le ressenti général, partagé par beaucoup de vendeurs, est qu’il est de plus en plus difficile de tirer son épingle du jeu sur le marché public. Et ce partout dans le monde (pas uniquement en France). Il est très difficile de connaître l’évolution des coûts de production de tous les yearlings qui passent en vente publique. Parce que sur le plan comptable, chaque animal est un cas individuel dans lequel il faut pouvoir intégrer différents coûts (préparation…), mais aussi et surtout le prix d’achat de la mère, ainsi que son amortissement. 

S’il y a un critère sur lequel on peut travailler, c’est le prix de la saillie. Bien sûr, beaucoup de gens arrivent à négocier des tarifs préférentiels et il y a aussi le cas des porteurs de parts pour qui une saillie ne revient pas au même coût. 

Mais si on élargit suffisamment l’échantillon,  en prenant par exemple les yearlings des trois principales ventes françaises, on arrive à une base de travail tout à fait acceptable. En 2019, la moyenne du cumul de ces trois vacations était d’environ 52.000 €. Soit 3,67 les prix de saillie (officiels) de conception de tous ces jeunes chevaux. En 2023, la moyenne des lots vendus au marteau ou à l’amiable était de plus de 58.000 €. Mais le coefficient prix vente/prix de saillie a baissé pour s’établir à 2,49 (- 30 %). Chaque éleveur fait ses propres calculs avec son comptable, mais d’une manière générale, cet indicateur laisse à penser que les vendeurs ont vu leur marge s’éroder entre 2019 et 2023. 

Sur la même période, on constate une baisse de 20 % du nombre de lots qui se sont vendus pour 1,5 fois le prix de saillie ou plus. 

En annonçant ces chiffres, il faut bien avoir en tête qu’Arqana est certainement la place de vente en Europe qui s’en est le mieux sortie en 2023 : si on faisait les mêmes calculs en Irlande ou en Angleterre, il est fort probable que notre «indicateur maison» serait beaucoup plus «dans le rouge». 

Ce n’est pas exactement une surprise de voir qu’en 2024, plusieurs haras importants en Europe ont gelé leurs tarifs (ou laissé entendre qu’ils le faisaient). Mais dans le même temps, et malgré la prise de risque associée, on voit que les étalons à succès font toujours autant le plein. D’un côté, beaucoup s’accordent à dire que les saillies sont trop chères. Mais de l’autre, on voit beaucoup d’éleveurs qui sont toujours enclins à faire des efforts très importants pour aller à des saillies onéreuses ayant un fort potentiel commercial. C’est la contradiction de notre microcosme et de l’élevage commercial en général. 

À la question «La marge des éleveurs va-t-elle continuer à s’éroder ?», je suis assez tenté de répondre oui si on se place à l’échelle internationale (pas uniquement en France donc). Sauf embellie économique dans les six prochains mois, ce que même les économistes ont du mal à prévoir,  il y a quand même peu de chances que le marché connaisse une progression à deux chiffres qui fasse brutalement progresser la marge des éleveurs. Cela étant dit, moi qui ne suis pas économiste, je suis toujours stupéfait par la capacité du marché des yearlings à parfois faire fi du contexte mondial. En d’autres termes, on n’est jamais à l’abri d’une bonne nouvelle et de trois gros acheteurs très motivés qui boosteraient août et octobre. Tout ceci est imprévisible… Pessimistes, passez votre chemin !

Correction ou déclin ?

Un peu partout en Europe, mais en particulier outre-Manche, les vendeurs ont vraiment souffert en 2023 et aucun segment du marché, du bas au haut de gamme, n’a été épargné. Mon confrère James Thomas a bien décrit la situation dans un article publié dans le Racing Post Bloodstock Review 2023. Son titre est : «Good times rolled, until the wheels came off…» que l’on peut traduire par «Nous avons pris du bon temps, jusqu’au moment où tout a dévissé.»

Et c’est assez bien vu car l’Angleterre et l’Irlande des vendeurs ont pour partie vécu quelques belles années avant le douloureux retour à la réalité que fut l’automne 2023. 

Si on prend pour exemple le book 1 de Tattersalls, la moyenne a baissé de 18 % par rapport à l’embellie de 2022, alors que le chiffre d’affaires a reculé de 25 %. Mais malgré cette baisse, ladite moyenne reste dans la moitié haute de la décennie. 

Effet papillon oblige, tout l’écosystème hippique européen a un lien plus ou moins ténu avec ce qui se passe au mois d’octobre à Newmarket. Et chacun se pose assez légitimement la question suivante : avons-nous assisté à une correction ? Ou est-ce le début d’un déclin ? Personne ne sait vraiment. 

Par nature, le marché du yearling est fait de hauts et de bas. Mais il faut dire qu’un certain nombre de nuages noir s’accumulent au-dessus du galop anglais : le gouvernement actuel (qu’on annonce perdant aux prochaines élections) laisse planer le spectre d’une réglementation très négative pour les paris hippiques (les fameux «affordability check»), le programme de «premierisation» qui vise à mettre en avant les meilleures courses pour les parieurs peine à décoller, le contexte économique est difficile pour toute une partie de la population… Au niveau du galop britannique, 2023 fut une “annus horribilis”, pour reprendre un terme cher à feu la reine Elizabeth. Puisse 2024 faire mentir tous les mauvais présages que nous venons de lister. 

La machine française à fabriquer des étalons va-t-elle continuer à plein régime ?

Malgré une capacité bien plus faible que celle de ses concurrents directs, l’élevage français a quelques belles réussites à son actif et notamment sa capacité à sortir des étalons. Il faut dire que dans notre pays, la filière donne plus de temps aux jeunes sires pour faire leurs preuves. Cette indulgence et cette patience à la française ne sont pas étrangères à l’ascension de Siyouni (Pivotal) et Wootton Bassett (Iffraaj) qui ont débuté avec la jumenterie des campagnes françaises. On voit que Zarak (Dubawi) et Galiway (Galileo) sont en pleine ascension. Eux aussi ont bénéficié du système français où un jeune n’est pas condamné sur ses premiers foals ou ses premiers yearlings. 

En 2024, plusieurs jeunes sires français auront leurs premiers 2ans en piste. C’est notamment le cas des très attendus Hello Youmzain (Kodiac) et Persian King (Kingman). On peut aussi citer (de manière non exhaustive) les populaires Wooded (Wootton Bassett) et Romanised (Holy Roman Emperor), sans oublier Golden Horde (Lethal Force), Telecaster (New Approach), Threat (Footstepsinthesand), Yafta (Dark Angel), Van Beethoven (Scat Daddy)…

La «machine française à fabriquer des étalons» se base aussi sur le fait de donner une chance significative de réussir à une proportion élevée de débutants (à eux de faire leurs preuves ensuite). Et elle fonctionne vraiment très bien en obstacle où les deux leaders irlandais Walk in the Park (Montjeu) et Blue Brésil (Smadoun) ont été lancés en France. En Irlande, vu leur profil, ils n’auraient aucune chance en tant que débutants. 

On voit clairement que ces dernières années, le marché de l’étalonnage français est plus sélectif et nous sommes revenus à un nombre de débutants plus raisonnables eu égard à la taille de notre jumenterie. Ma question est la suivante : où est la limite ? Pour «sortir des bons», il faut en essayer suffisamment car il est impossible de savoir qui va émerger et qui va échouer. Mais quand on lance trop de jeunes étalons, c’est contre-productif car il n’y a pas assez de juments pour tout le monde. 

Tel est le délicat équilibre que doit trouver la «machine française à fabriquer des étalons».

L’heure de vérité pour les jeunes étalons sauteurs ?

Le fait de faire saillir des étalons ayant couru en obstacle n’a rien de nouveau et il y a de nombreux exemples qui ont quasiment un siècle. La différence, c’est qu’aujourd’hui, ces chevaux sont volontairement produits et exploités en obstacle dans le but d’en faire des reproducteurs. Là où hier, Verdi (Maurepas), Pot d’Or (Buisson d’Or), Céréaliste (Biribi)… étaient d’heureux hasards qui se sont transformés en réussite, aujourd’hui personne n’est choqué de voir un jeune sauteur débuter à 7.500 € au haras en France. Chose inimaginable il n’y a ne serait-ce que dix ans. À titre d’exemple, Saint des Saints (Cadoudal) avait débuté à 4.500 €. On arrive désormais dans les années où la production des étalons ayant eux-mêmes gagné en obstacle est très nombreuse. 

En 2024, Clovis du Berlais (King’s Theatre), Tunis (Estejo), Non Rien de Rien (Zamindar), Désinvolte (Early March), Chanducoq (Voix du Nord) et Beaumec de Houelle (Martaline) auront leurs premiers 4ans (conçus en France) sur les hippodromes. C’est l’heure de vérité. 

Les étalons ayant leurs premiers 3ans en piste feront l’objet de tous les regards. Il s’agit notamment de Goliath du Berlais (Saint des Saints) et Nirvana du Berlais (Martaline). Deux jeunes sires qui ont beaucoup de pression sur les épaules car ils ont sailli de manière importante.

Où s’arrêtera l’hémorragie de l’élevage américain ?

En début d’article, nous évoquions l’éclatante réussite internationale de l’étalon américain. Le revers de la médaille, c’est qu’aux États-Unis, le nombre de poulinières a baissé de 54 % en deux décennies. Et le pays a perdu 75 % de ses étalons. 

En d’autres termes, en 2000, l’élevage européen représentait 40 % du volume des sept plus grandes nations hippiques internationales (Argentine, Australie, Grande-Bretagne, France, Irlande, Japon). Vingt ans plus tard, sa part de marché dans ce top 7 est tombée à 27 %. On a rarement vu une telle hémorragie dans un grand pays d’élevage avec une économie aussi dynamique. Emmanuel Todd avait annoncé avant tout le monde la fin de l’URSS en observant son déclin démographique. Espérons que l’effondrement démographique équin ne soit pas le premier voyant rouge annonciateur d’un grand déclin de la filière américaine dans son ensemble. Dans tous les cas, il y a beaucoup d’épreuves – et de très bonnes courses – dans ce grand pays. Reste à savoir si les Américains vont parvenir à toutes les remplir avec les produits de leur élevage.

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