samedi 4 mai 2024
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Les secrets de fabrication de Fantastic Moon

Les secrets de fabrication de Fantastic Moon

Selon les ratings, Fantastic Moon est l’un des quatre meilleurs 3ans au monde sur la distance de 2.400m. C’est aussi l’un des trois meilleurs gagnants du Niel de la décennie. Son histoire et les choix successifs de ses éleveurs sont riches d’enseignements.

Par Adrien Cugnasse

ac@jourdegalop.com

Alors que ce “sport” est plutôt une chasse gardée des anglo-irlandais, les aristocrates allemands Philipp Graf Stauffenberg et Marion Gräfin Stauffenberg sont des grands noms du pinhooking. Jugez plutôt : Never Ending (No Nay Never), acquise foal pour 260.000 €, fut revendue 825.000 Gns lors du book 1. Green Queen (Wootton Bassett), achetée 190.000 €, a été cédée 600.000 Gns à Newmarket. Liste non exhaustive. Alors qu’ils pinhookent du très haut de gamme, l’élevage des Stauffenberg tourne avec des saillies bien plus accessibles… Avec une dizaine de poulinières, ils ont sorti Lady Marian (Nayef), gagnante du Prix de l’Opéra et deuxième du Prix Romanet (Grs1). Dernièrement, c’est Fantastic Moon (Sea the Moon) qui les a fait briller en remportant le Derby allemand (Gr1) et le Qatar Prix Niel (Gr2). Ce qui est assez passionnant avec ce cheval, c’est que son coût de production aurait été accessible à un grand nombre d’éleveurs français. Philipp Stauffenberg nous a expliqué sa stratégie.

Quand Alan Clore voulait donner du fil à retordre au commentateur

L’histoire de Fantastic Moon commence au cœur des années 1970 avec Fruhlingstag (Orsini), pouliche française issue d’une origine Boussac… contrairement à ce que son nom indique ! Son éleveur et propriétaire, le flamboyant Alan Clore, a toujours été attiré par les pedigrees allemands, d’où l’utilisation de son père, Orsini (Ticino). Alan Clore aimait aussi nommer certains chevaux avec un nom germanique – et forcément difficile à prononcer – pour le plaisir de torturer les commentateurs des courses à Paris ! Deuxième de la Poule d’Essai des Pouliches (Gr1), Fruhlingstag fut revendue 520.000 € à Juddmonte fin 1982, à Keeneland. Et elle a bien produit pour son nouveau propriétaire (quatre black types, deux placés de Gr1). Avant d’intégrer la jumenterie de Juddmonte, Fruhlingstag avait eu le temps de donner une pouliche par J O Tobin (Never Bend), top-cheval de course… mais étalon médiocre.

Une jument qui a changé la vie des Stauffenberg

Cette femelle, Fraulein Tobin, faisait partie des premières générations du père, un étalon dont les foals et yearlings s’étaient très bien vendus. Il faut dire que J O Tobin “produisait beau” et, à cet instant, on ne pouvait pas encore savoir qu’il produisait “mal” ! En 1983, le cheikh Mohammed Al Maktoum avait signé un chèque de 225.000 $ pour s’offrir cette Fraulein Tobin chez Fasig Tipton. Logiquement, elle n’est pas restée dans l’effectif Maktoum et est passée dans les mains de divers éleveurs britanniques (Edward Kessly, Ann Jenkins…)  jusqu’à produire Fabriano (Shardari), double lauréat de Listed et à l’arrivée d’un Derby allemand. Celle qui allait devenir Marion Gräfin Stauffenberg – en épousant Philipp Graf Stauffenberg – avait acheté ce Fabriano lorsqu’il était yearling. Et face à la réussite du fils, elle a décidé de racheter la mère, Fraulein Tobin, en 1994, pour une somme équivalente à 150.000 £ actuels. Philipp Graf Stauffenberg se souvient : « J’ai rencontré ma future épouse grâce à Fraulein Tobin qui est aujourd’hui la troisième mère de Fantastic Moon. Elle cherchait un endroit pour mettre la jument en pension et j’étais alors directeur du Gestüt Karlshof. Nous nous sommes mariés en 1996  et depuis lors, nous élevons à partir de cette souche !  » 

Les limites des catalogues de vente 

Comme vous le verrez plus loin dans cet article, la question de la valeur du black type en dehors de l’Irlande et de l’Angleterre est très présente dans l’élevage commercial. Cela concerne bien sûr l’Allemagne et la France. Mais à l’époque, c’était aussi le cas du Japon ! Philipp Graf Stauffenberg détaille : « Le premier cheval que nous avons élevé à partir de Fraulein Tobin fut un Acatenango (Surumu) que nous avions vendu 950.000 francs à Deauville à Teruya Yoshida. Le suivant, England City (Lammtara), a aussi été vendu au Japon à l’un des propriétaires japonais de Lammtara (Nijinsky)… Le programme japonais ne faisait pas encore partie du pattern, mais il a beaucoup gagné là-bas et a atteint le millions de gains en dollars. » Faute de pattern, ces deux très bons chevaux au Japon n’apparaissent tout simplement pas dans les pages de vente et même sur Weatherby’s, alors qu’ils avaient très certainement largement le niveau black type en Europe. « En 2005, chez Goffs, nous avons vendu à Son Altesse l’Aga Khan une petite-fille de Fraulein Tobin – Four Sins (Sinndar) –, or il n’avait pas acheté de yearling sur le marché public depuis Blushing Groom (Red God) en 1975. Gagnante des Blue Wind Stakes (Gr3), elle s’est classée quatrième des Oaks (Gr1)… par manque de tenue ! »

On arrête ou on continue ?

Les Stauffenberg ont conservé plusieurs filles de Fraulein Tobin, dont Firedance (Lomitas), future deuxième mère de Fantastic Moon. Confiée à Mikel Delzangles, elle avait bien gagné en débutant, à Longchamp, avant de finir dernière du Prix de la Grotte (Gr3). « Vu son pedigree et l’histoire personnelle que nous avions avec cette souche, nous avons conservé Firedance et elle nous a donné deux black types en Scandinavie par Alhaarth (Unfuwain) et Lord of England (Dashing Blade). On est assez loin de Dubawi (Dubai Millennium) et Frankel (Galileo) ! » Firedance est allée à Jukebox Jury (Montjeu) qui faisait alors la monte au Gestüt Etzean. « Ce n’était pas un champion, mais après avoir été un bon 2ans, il s’était affirmé comme un cheval très dur avec l’âge. Le croisement a donné Frangipani. Très Montjeu (Sadler’s Wells), Frangipani était assez délicate. Elle a gagné en débutant, à 2ans, face à des pouliches ayant déjà couru et dont certaines sont devenues black types. Nous avons alors fait la terrible erreur de la courir dans le Preis der Winterkönigin (Gr3). Le terrain était défoncé et elle s’est accidentée. »

En pareille occasion, l’éleveur commercial doit se poser la question suivante : on arrête ou on continue ? Une “Jukebox Jury” avec uniquement du black type scandinave sous la première mère ressemble à un pari très compliqué sur le plan commercial : « Oui, c’était un risque. Sur un ring de vente, le black type scandinave ne soulève pas les foules. Mais il n’en reste pas moins que c’est du véritable caractère gras à mes yeux. Cela étant dit, nous vivons dans un monde dominé par les anglo-irlandais. Et parfois, ces acheteurs internationaux regardent aussi de manière suspecte le black type allemand ou même français. Toute la difficulté, c’est qu’il faut à la fois vendre, et donc produire ce qui parle aux acheteurs. Mais il faut aussi sortir des gagnants. Et ce, à un coût raisonnable. Au fond, nous ne sommes pas de purs éleveurs commerciaux qui suivent la mode avec obsession. Dans l’ordre des priorités, nous voulons d’abord produire un gagnant et ensuite un cheval qui se vend bien. Pas l’inverse. » 

Le black type exotique, une hérésie ?

Ce choix de Philipp Graf Stauffenberg et de son épouse était-il complètement déraisonnable sur le plan hippique ? Commercialement, ce n’était pas une évidence, assurément. Mais aujourd’hui, les meilleurs chevaux d’Europe périphérique – pays de l’Est, Scandinavie… – sont régulièrement du niveau des courses black types de province, en France. Et parfois mieux. Big Call (Animal Kingman) est un cheval de Groupe en France. Personne ne peut le contester et il vient de se classer troisième de la Stockholm Cup International (Gr3), face aux locaux. L’histoire prouve qu’un certain nombre de juments scandinaves ont réussi à l’international. La championne Black Caviar (Bel Esprit) est une descendante de Love Song (Warpath), gagnant des Oaks danoises. Matauri Pearl (Hurricane Run) avait gagné les Guinées norvégiennes. C’est la mère d’Aunt Pearl (Lope de Vega), lauréate du Breeders’ Cup Juvenile Fillies Turf (Gr1). Certains propriétaires scandinaves ont de réels moyens – comme Madame Lone-Kaj Nielsen, qui achète par l’intermédiaire de Morten Buskop – et leurs achats en Europe de l’Ouest améliorent la population locale de chevaux. Le but de ces exemples n’est pas d’insinuer que tous les black types se valent : il est plus difficile de gagner une Listed à Newmarket qu’à Brö Park. Mais cela ne veut pas dire que l’épreuve de Brö Park n’est pas un authentique black type. Et ce même si le marché public voit les choses différemment. 

L’élevage n’est pas qu’une page de vente

Pour en revenir à Frangipani, les Stauffenberg ont basé leur prise de décision sur plusieurs éléments : la pouliche avait montré de la qualité en course à 2ans, Montjeu et ses fils sont de bons pères de mère et elle avait un modèle très sérieux. Pourtant, au départ, la prise de risque ne fut pas du tout payante. Son premier produit, un Pride of Dubai (Street Cry), a été vendu 4.000 € : « Honnêtement, il ressemblait plus à un éléphant qu’à un cheval de course. » On arrête ou on continue ? À titre personnel, j’aurais certainement arrêté. Mais les Stauffenberg, eux, ont fait le choix de ne pas brader la jument et de continuer à lui donner sa chance. Nous avons reproduit la page de vente de Fantastic Moon, son produit suivant, dans cet article. L’auriez-vous acheté ? L’aurais-je acheté ? Pas sûr ! Malgré sa page un peu faible, Fantastic Moon s’est vendu 49.000 € yearling, en partie grâce à sa locomotion et à la réussite du père qui avait de très bonnes statistiques avec ses premières générations en piste : « Ce qui est tout de même une vente très correcte pour un cheval produit à partir d’une saillie à 15.000 £. Sa réussite en course apporte du crédit à l’élevage, à la famille, et sur le long terme nous en sortons gagnants, y compris sur le plan commercial. »

Pourquoi le croisement avec Sea the Moon ?

Philipp Stauffenberg analyse : « Concernant Sea the Moon (Sea the Stars),  je connais bien l’origine pour avoir acheté sa deuxième mère, Sacarina (Old Vic), qui est devenue une poulinière extraordinaire. Je connaissais aussi très bien l’étalon pour avoir préparé aux ventes un certain nombre de ses produits que ses propriétaires, le Gestüt Görlsdorf, m’avaient confiés. Sea the Moon produit des chevaux bien dans leur tête et ils sont généreux. Il est moins grand que son père, Sea the Stars (Cape Cross), mais il reste de bonne taille, avec une bonne locomotion. C’est un très bon étalon, avec un bon taux de black types par partant, tout en restant accessible. » Stauffenberg Bloodstock a présenté aux ventes pas moins de neuf futurs black types par Sea the Moon, dont Favorite Moon (mère par Montjeu), qui a gagné son Gr3 en Australie, et Wonderful Moon (mère par Lomitas), lauréat de quatre Groupes en Allemagne qui s’était élancé comme favori du Derby allemand (Gr1) : « Frangipani ayant à la fois le sang de Montjeu et celui de Lomitas (Niniski), cela faisait sens de la croiser avec Sea the Moon. Comme chez Wonderful Moon, ce croisement comporte aussi un inbreeding sur Surumu (Literat) qui fut un étalon très influent. Cela ne fonctionne pas toujours, mais là, cela a marché car nous avons obtenu Fantastic Moon. » En 2023, plus que jamais, la réussite des filles de Montjeu au haras est exceptionnelle (Feed the Flame, Paddington, Dubai Honour…) mais elles sont difficiles à acheter. Celles de ses fils ayant de bonnes statistiques (Motivator, Hurricane Run, Jukebox Jury…) sont nettement plus accessibles et elles ont un bon taux de réussite. Sans avoir produit de champion, Jukebox Jury avait lui-même (en tant que père) un remarquable taux de black types par partant en plat (15 %) avant d’être vendu en Irlande pour produire en obstacle. Il n’a eu que six partants en tant que père de mère, dont Fantastic Moon. 

Tenue sur tenue ?

En France, en Irlande et en Angleterre, rares sont les éleveurs qui font des croisements tenue sur tenue : tout le monde a peur de finir à Auteuil. On en voit parfois en Allemagne, même si les apparences sont parfois trompeuses. Bien qu’issu d’un père et d’un père de mère gagnants sur 2.400m à 3ans, le croisement de Fantastic Moon ne correspond pas à ce schéma et Philipp Stauffenberg analyse : « Il y a pas mal de vitesse dans la famille, ce n’était donc pas un croisement tenue sur tenue. D’ailleurs, dans cette souche, un certain nombre de bons chevaux ne tenaient pas 2.400m. Quand l’entourage de Fantastic Moon a décidé de courir le Derby allemand, je leur ai dit que le cheval tiendrait peut-être les 2.400m sur quelques courses, dans des conditions particulières, mais qu’il n’était pas forcément un véritable poulain de tenue. Très tôt dans sa carrière, Sarah Steinberg a décelé cela. Pour elle, comme pour Rene Piechulek, sa meilleure distance est 2.000m, voire 2.200m. Pour qu’il tienne, il faut arriver à le poser dans un parcours et c’est ce qui s’est passé dans le Derby allemand. Ensuite, il a un gros changement de vitesse. Dans le Niel, j’ai eu très peur quand j’ai vu qu’il n’était pas caché. Heureusement, il a pu utiliser le leader de Feed the Flame (Kingman). »

La suite ? 

« Pour nous, c’est incroyable d’avoir élevé un gagnant du Derby allemand. C’est un rêve qui se matérialise. Mais d’un point de vue commercial, sa victoire dans le Prix Niel (Gr2), face à une opposition internationale, est probablement plus importante. Frangipani est pleine de Sea the Stars (Cape Cross) avec un foal sharing car nous n’avons pas les moyens de payer une telle saillie. Lorsque le croisement a été fait, Fantastic Moon venait de remporter le Preis des Winterfavoriten (Gr3), soit la meilleure course de 2ans d’Allemagne. Il était bon, mais personne n’aurait pu dire qu’il allait devenir le 3ans que nous connaissons aujourd’hui. Frangipani a été saillie par Hello Youmzain, un cheval qui correspond à notre budget habituel. Elle a malheureusement coulé et nous l’avons donc envoyée en Irlande pour aller à Sea the Stars. Nous avons résisté aux offres pour Frangipani. Notre attachement est fort avec cette famille et son histoire. Lorsque Four Sins s’annonçait comme une pouliche pour les Oaks, nous aurions pu vendre sa mère, Four Roses (Darshaan). Mais ma femme m’avait menacé de divorcer ! (rires) Je ne veux pas prendre le risque une deuxième fois avec Frangipani ! Surtout que nous vendons sa fille par Masar (New Approach) chez Goffs la semaine prochaine. Même si Fantastic Moon est là, Frangipani reste tout de même la sœur de deux black types scandinaves par Jukebox Jury… Pas sûr que nous ayons un jour l’offre colossale qui compenserait 30 années de travail et de nuit blanches. Tant mieux, cela nous évitera de divorcer ! »

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